Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, LXIV.djvu/280

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

naïves, parfois. On dit : « vous êtes un imbécile ». On répond : c vous en êtes un autre ».

Sans doute, nous ne pouvons guère affirmer une idée, un désir personnel, qu’en abandonnant, pour tout le reste, une attitude ou des sentiments qui étaient, peut-être, plus profondément nôtres. Ainsi les adversaires d’une société, souvent, portent en eux au maximum les qualités, les vertus qui ont permis à cette société de se fonder et de vivre. C’est un côté de l’originalité.

§ 3. V. est un petit bourgeois, d’une petite ville, qui croit que l’on ne doit point accorder aux ouvriers le repos du dimanche. Cela pour une raison très simple : la loi du repos, si elle était votée, ferait tort à son commerce. C’est là une raison égoïste. V. lui donnera, très sincèrement, une forme plus générale, plus désintéressée. Il affirmera que la loi du repos ferait tort aux ouvriers les plus actifs, et rendrait l’industrie française incapable de résister à la concurrence étrangère. Voici des arguments très communs qui, un peu développes, feront appel au patriotisme et à l’intérêt bien entendu des ouvriers.

D’avoir trouvé et utilisé ces arguments, V. sera plus fier que du fond même de sa théorie. Cette théorie est vraie, cela est bien évident. Mais ce qui a été le mérite de V. c’est de l’avoir présentée d’une manière si aimable. On lui en fait compliment, il dira volontiers : « Oui, ça c’est un bon argument, c’est bien trouvé. J’ai eu là une fameuse idée ». De sorte qu’il se fera gloire ainsi, non de sa théorie même, mais de cette idée dont il a su si bien tirer parti et qu’il partage avec ses adversaires, que l’intérêt des ouvriers est sacré, ou que l’industrie française est une chose à encourager.

Ce que V. regarde comme bien personnel dans sa théorie ce sont ainsi des sentiments, des opinions étrangères dont il a su trouver l’emploi. Mais il ne s’agit ici encore que de sentiments personnels. Comment V. viendra-t-il à avoir l’idée de son moi, du moi qui soutient la théorie. L’on peut imaginer que V. se méfie un jour de la valeur de ses opinions : il sait maintenant qu’elles sont très attaquées et par ceux-là même qui auraient eu intérêt à les admettre. Par là il peut arriver à se demander : « mais enfin qu’est-ce que je suis, qu’est-ce que je vaux, moi qui soutiens cette opinion ? que sont mes raisonnements : n’y a-t-il pas en eux une erreur d’où vient l’imperfection de ma doctrine ? ». Il est donc nécessaire ici que V. se représente son moi, son esprit tout entier, pour le juger. Comment fera-t-il ? Il changera les rôles. Il supposera par exemple qu’il est un simple lecteur, et qu’il lit un jour dans un journal — comme si elles étaient d’un autre — ses propres doctrines. Et il se demandera ce qu’il en pense. « Qu’est-ce que je dirais, moi, si on venait me soutenir que… »

V. imaginera encore qu’il est un ouvrier, partisan convaincu de la loi, et qu’un orateur, dans une réunion, vient combattre cette loi comme lui, V., la combattait avant. Maintenant, il écoutera les critiques avec ironie, il cherchera leurs points faibles.