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moi véritable de mon ami sont entièrement pareils : ils ont les mêmes sentiments et aussi le même regard, la même allure : si celui qui est près de moi venait à parler, ce serait, je le sais, avec les mêmes gestes et la même voix que celui qui est loin en arrière : et rien ne les distinguerait plus. Ainsi la « véritable » personne est affirmée et construite ici à l’imitation exacte de la personne étrangère — sauf sur un seul point, sans grande importance.

L’on peut imaginer qu’au cours de mon rêve, j’aie voulu remarquer dans mon véritable ami, l’ami muet, autre chose que sa gravité et son silence. J’aurais pu ainsi admirer son expression ou sa démarche, ou songer à certains traits de son caractère. Tout ce que j’aurais ainsi aperçu en lui, n’aurait pas été vraiment à lui — mais bien à la personne étrangère, à l’image de laquelle je l’avais construit.

§ 2. Je suppose que j’ai, sur une question sociale qui me touche de près — par exemple la réglementation de mon métier — une conception si simple, si visiblement vraie de mes devoirs ou de mes droits, que personne, sans doute, ne se refuserait à l’admettre. Cette conception, je ne dis même pas qu’elle est à moi. Elle est une réalité. Je dirai d’elle : « c’est cela et ce n’est pas autre chose ». Maintenant, je découvre un jour, en lisant un journal, que cette conception se trouve attaquée, discutée par des hommes politiques. Je pourrai connaître les arguments qui lui sont opposés — et ces arguments s’appuyeront sur des raisons d’intérêt général ; ils feront appel à la sensibilité courante, à tel ou tel sentiment particulier.

C’est maintenant que ma conception va m’apparaître comme étant bien à moi. Peut-être je m’apercevrai pour la première fois que je tiens beaucoup à elle : je chercherai à la résumer en quelques phrases concises. J’invoquerai, pour la défendre, des arguments, et, pour mieux étayer ces arguments, je ferai appel, moi aussi, à l’intérêt général ou aux bons sentiments. Je l’opposerai ainsi à la théorie fausse et je l’opposerai comme étant vraiment à moi. Mais, en réalité, est-ce qu’elle n’a pas cessé, pour toute une part, de m’appartenir ? Elle était auparavant diffuse dans mes sentiments et mes décisions : maintenant elle s’est condensée, resserrée dans un système — et, ce système, je l’ai construit à l’imitation exacte d’une théorie étrangère qui m’avait choqué dans mes sentiments les plus profonds. Il semble donc qu’ici je ne puis affirmer mes sentiments, mes idées à moi, et je ne puis même concevoir comme étant à moi ces sentiments et ces idées qu’en imitant, pour tout le reste, l’élément étranger qui, en les heurtant, leur a donné une sorte de vie nouvelle et artificielle. J’admets maintenant, avec mes « ennemis politiques », qu’il est bon, si l’on a une conviction, de la présenter sous une forme résumée et agréable, qu’il faut la défendre par certains arguments plutôt que par d’autres, enfin qu’il convient d’avoir, sur telle question, une opinion ferme et de chercher à la défendre. Je pourrai même emprunter à mes adversaires les phrases, et les mots dont ils se servent. Cela prend des formes