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idées, des raisonnements qui sont en moi, que je pense et que pourtant je sais étrangers, je crée, j’imagine l’esprit d’une autre personne à laquelle je m’oppose.

§ 4. Mais il faut aller plus loin : je ne me connais moi-même comme une personnalité, comme ayant en matière de politique, des idées qui ne sont à moi que si je m’oppose précisément à cet adversaire politique.

Je suppose que j’ai sur l’État, sur le fonctionnement des services publics, une théorie si simple, si évidemment vraie qu’il me paraît impossible que personne la conteste ou l’ignore. Cette théorie, je ne dirai même pas qu’elle est à moi. Elle est trop évidente pour cela et d’une évidence trop impersonnelle. C’est une vérité sans intérêt. Mais si je connais un jour qu’elle est combattue, si je vois, dans un journal, tel argument qui vise à la renverser, je songerai alors à affirmer que cette théorie est vraiment mienne, qu’elle m’appartient, qu’elle est vraie — et cela d’autant plus, sans doute, que je la croirai plus menacée.

Que deux et deux fassent quatre, c’est une vérité qui me laisse indifférent, qui n’appartient pas plus à moi qu’à mon voisin. Mais que la lutte des classes soit une chose nécessaire et bonne, si je suis socialiste et que les gens que je vois, avec qui je cause, soient royalistes ou modérés, voilà une vérité que j’affirme, qui est bien à moi en tant que je l’ai pensée, que j’ai réfléchi à elle et que j’apporte le résultat de mes réflexions.

Il semble que nos croyances sont, pour nous, la meilleure manière d’affirmer aux autres ou à nous-mêmes, notre personnalité — et l’on remarquerait que ces croyances portent, en général, sur des choses très contestables et très contestées. Un homme religieux peut considérer comme également vrais ces deux faits que le soleil se lève et que Dieu existe. Cependant la croyance en Dieu lui semblera être l’expression de toute sa personnalité et le lever du soleil — parce que personne ne songe à le contester — ne sera qu’une vérité indifférente et incolore. « On n’est pas convaincu, dit R. de Gourmont[1], que le soleil se lève ou se couche. Il n’y a pas là, de toute évidence, matière à des croyances admises. Mais on est convaincu de l’évasion de Louis XVII ou des débauches de Caprée. »

Ainsi, qu’il s’agisse de sentiments, d’idées, de sensations internes, notre moi a besoin sans doute pour se poser, pour être connu de nous, qu’un élément étranger nous heurte et nous choque. Peut-être voyons-nous ici la raison pour laquelle c’est à propos d’idées ou de sentiments que s’affirme en général, dans la vie de tous les jours, la différence de ce qui est à nous et de ce qui nous est étranger. Si pour imaginer notre moi, nous devons, sur un certain point, parvenir à nous représenter deux idées, deux sensations contraires,

  1. Épilogues, 1895-98, p. 218.