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senter vraiment notre moi que lorsqu’elles sont combattues par d’autres sensations nouvelles ou différentes. Je ressens d’une manière vague et indifférente les battements de mon cœur. Mais si certaines de mes sensations, celles, par exemple, que je localise dans l’estomac, la gorge ou les poumons, viennent à être brusquement modifiées, dans leur nature profonde, je me rattraperai, pour ainsi dire, en m’attachant aux battements de mon cœur. Eux, au moins, seront bien à moi.

§ 3. Nous affirmons notre personnalité, en général, sur bien d’autres sujets que des sensations internes ; et cela même est l’exception. Lorsque je parle de moi, lorsque j’affirme, par exemple, que je suis tout de même quelqu’un qui n’est pas comme les autres — en quelque sens d’ailleurs, que l’on prenne le mot — cela veut dire, à l’ordinaire, que certains de mes sentiments, certaines de mes idées sont quelque chose qui m’est bien personnel, et ne se retrouverait guère ou pas du tout chez d’autres que moi. Il ne s’agit plus ici de battements de cœur ou de sensations cénesthésiques.

Mais, lors même qu’il s’agit de sentiments ou d’idées, il peut se présenter encore, en nous, un dédoublement de la personnalité. Nous pouvons croire ou savoir que tel de nos sentiments ne nous appartient guère, que telle idée que nous avons, nous est au fond étrangère. Et le cas est ici le même que pour les sensations internes. Seulement il arrivera à l’ordinaire que le dédoublement ne nous paraîtra plus une chose étrange.

Le rêve de la promenade peut être rappelé ici. Sans doute, il n’a pas présenté à proprement parler de dédoublement du moi, mais il y a eu dédoublement d’une autre personne que l’on considérait comme un « moi », et dans la mesure précisément où on la considérait ainsi. Que certaines idées, certaines paroles de cette personne nous aient choqué, nous aient paru contraires à son véritable caractère, à sa nature profonde, cela a suffi pour que nous nous représentions son vrai moi, son moi nouveau sans ces idées et ces paroles ; mais avec ces idées et ces mots, nous avons imaginé et construit une personne étrangère.

C’est là un fait qui nous arrive constamment. Il se produit, tout le temps, que nous connaissions, d’après ce que nous dit telle ou telle personne, des théories, des remarques ingénieuses que nous comprenons et que pourtant nous n’attribuons pas à nous, mais à la personne qui nous les a suggérées ; le fait peut paraître banal, mais il faut l’examiner ici d’un point de vue particulier et restreint. Si l’on est en temps d’élections et que, dans mon quartier, se présente un candidat radical, je connais, d’après ses affiches, ses théories et ses opinions. J’imagine, je recrée en moi un moi le système politique dont il est partisan. Pourtant ce système ne m’apparaît pas comme étant mien ; je le sais profondément différent de telle ou telle de mes opinions et je le connais pourtant en tant qu’il m’est étranger. Il arrive donc ici, comme dans le rêve de la promenade, qu’avec des