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ANALYSESbrentano. — La Civilisation et ses lois.

des époques de splendeur. C’est le point culminant de l’art. Les peuples l’atteignent, un instant, et ne peuvent s’y tenir. C’est l’âge heureux où l’Égypte élève ses temples gigantesques., où l’Assyrie sculpte ses bas-reliefs, ses statues colossales, ses taureaux ailés à bustes humains, où la Grèce applaudit Sophocle et retrouve son harmonieux génie dans les chefs-d’œuvre de Phidias et les proportions esquises du Parthénon. À Rome, c’est le siècle de Lucrèce, de Virgile, d’Horace ; en Italie, celui de Léonard de Vinci, de Michel-Ange, de Raphaël, de Titien, du Corrége, de Palestrina. Rubens et Rembrandt, Lope, Caldéron et Cervantes, Shakespeare et Milton, Corneille, Racine, Molière, Claude Lorrain, Poussin, Perrault, Lulli, telles sont, chez les autres peuples de l’Europe moderne, les personnifications glorieuses de cette époque privilégiée.

Les époques de splendeur ont une dernière période que caractérisent une complexité croissante des idées et des connaissances techniques, des affections plus personnelles, une sensibilité plus maladive et plus raffinée ; la décadence n’est pas loin. Le pays qui représente le mieux cette phase de la littérature et des arts, c’est l’Allemagne, avec Goethe et Schiller, Bach, Hændel, Beethowen et Mozart. Ailleurs, c’est la poésie tourmentée de Lamartine, de Hugo, de Byron, de Lucain, de Juvénal, d’Apollonius de Rhodes ; la prose emphatique ou prétentieuse de Chateaubriand, de Sénèque ; c’est l’architecture, la peinture, la musique du commencement de ce siècle.

Vient la décadence ! L’habileté technique est extrême, mais les idées et les affections communes ont disparu ; l’unité de l’esprit et de l’âme de la nation est brisée sans retour. La facture remplace la pensée absente ; la poésie n’est plus qu’un puéril exercice de versification. Oppien chez les Grecs, Claudien à Rome, personnifient cette triste époque, et l’auteur, toujours pessimiste, nous menace du même sort dans un avenir prochain.

Telle est révolution des arts et des lettres selon M. Funck-Brentano. Cette partie de son ouvrage est des plus intéressantes ; elle témoigne d’un esprit très-ingénieux, d’un goût presque toujours juste et fin, de connaissances positives assez étendues sur l’histoire de l’art, particulièrement de la musique. Est-il besoin d’ajouter que toutes les assertions de l’auteur ne sont pas incontestables, que certains rapprochements nous ont semblé forcés, et la division générale des périodes dans chaque civilisation, un peu artificielle ? La philosophie de l’histoire est si peu faite encore, que toute hypothèse sur les lois qui gouvernent le développement des peuples en quelque direction que ce soit ne peut manquer d’être plus ou moins arbitraire et conjecturale. Quelques-uns doutent même que de telles lois existent ; et de fait, le rôle du génie individuel, dans les arts surtout, est immense. Or le génie vient à son heure ; il n’est pas prouvé qu’il apparaisse juste au moment où la théorie voudrait qu’il apparût ; ou plutôt on peut croire que la théorie, faite après coup, sait toujours trouver de bonnes raisons pour transformer en une prétendue nécessité l’éclosion, à tel moment