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sieurs sens, et c’est ce que M. Funck-Brentano ne paraît pas avoir suffisamment démêlé. Tout plaisir est un bien ; mais ce bien, égoïste et sensible, est profondément distinct du bien obligatoire et absolu qu’aperçoit la raison. L’expérience prouve que l’homme peut concevoir simultanément ces deux biens ; et quand il cède à l’attraction du premier, tout en jouissant pleinement de la satisfaction qu’il s’en était promis, il sent, au mécontentement de sa conscience, que le bien moral, moins agréable, eût été meilleur absolument, et que le sacrifice qu’il est de son essence d’exiger, grandit l’agent libre par la souffrance même qu’il lui impose. Ce fait est vieux comme le monde : M. Funck-Brentano semble l’avoir méconnu, et en tout cas son analyse, un peu superficielle, n’en a pas détruit l’évidente signification.

Nous tenons donc, malgré la critique beaucoup trop sommaire de l’auteur, pour la doctrine du bien absolu, obligatoire, directement aperçu par la conscience à l’occasion des sollicitations contraires de la sensibilité égoïste. — Nous tenons aussi pour ce principe, également attaqué par l’auteur, que l’intention est la mesure de la moralité des actes. M. Funck-Brentano objecte, l’histoire en main, que des actes détestables ont été accomplis avec des intentions excellentes. Je réponds que, dans les exemples cités, j’ai toujours le droit de suspecter la pureté des intentions ; car, en définitive, les résultats extérieurement appréciables ne traduisent jamais qu’imparfaitement les mobiles secrets de l’agent, et ceux-ci restent impénétrables à toute observation directe : mais dans tous les cas, le mal dont il s’agirait ici ne serait jamais qu’un mal social, non un mal moral. — Le bien social et le bien moral ne sont nullement identiques : l’un a pour expression la conformité de la volonté avec la loi du devoir ; la conscience individuelle en est juge suprême et sans appel : l’autre a pour mesure la conformité de l’acte avec l’utilité publique, et rien n’est plus difficile à déterminer.

Le second principe que M. Funck-Brentano assigne à la morale ne nous paraît pas davantage à l’abri de tout reproche. — « Sers le genre humain en toi et dans les autres, » voilà une formule bien vague, et nous ne pouvons y voir* autre chose qu’une modification peu heureuse du principe utilitaire, tel que l’ont élaboré les travaux successifs des continuateurs de Bentham, jusqu’à Stuart-Mill et M. Bain. Pourtant M. Funck-Brentano repousse l’utilitarisme. — Admettons, ce qui n’est pas, que cette règle présente le caractère de l’obligation : quels sont les actes par lesquels je pourrai servir le genre humain dans moi-même et dans les autres ? Et qu’est-ce qui est de l’intérêt du genre humain ? Je sais à peu près ce qu’exige mon intérêt propre ; je sais beaucoup moins ce qu’exige l’intérêt de l’humanité : n’est-il pas à craindre que j’en vienne peu à peu à prendre le premier pour seul guide, et que devant la brutale évidence de mon utilité personnelle, pâlisse et s’évanouisse à mesure, l’utilité problématique de cette vaine abstraction qu’on appelle le genre humain ?

Si nous insistons sur ces critiques, c’est qu’elles nous paraissent