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ANALYSESh. spencer. — Principes de Sociologie.

Cette réserve que M. Spencer ne ferait sans doute aucune difficulté d’accepter, n’ôte rien de sa force à cette remarque finale, que l’intelligence de l’homme primitif est, en somme, tout ce qu’elle peut être dans les conditions où elle est placée, c’est-à-dire vu son manque d’expérience et d’acquis. L’intelligence, en effet, comme on l’a fait voir dans les Principes de Psychologie, ne peut se développer que par l’assimilation régulière "d’une infinité d’expériences ; or cette assimilation n’est précisément possible que. dans un état social déjà avancé et stable. « À ce point de vue encore oh peut dire que le progrès de l’humanité a été.retardé par l’absence même des ressources que seul il était capable de donner. »

Ici commence une longue suite de chapitres où l’auteur expose et explique avec complaisance toutes les idées, les croyances et les pratiques « primitives. » Selon lui, c’est bien à tort qu’on se figurerait l’esprit du sauvage comme partagé entre des conceptions incohérentes et contradictoires, ses croyances et ses actes comme dénués de toute logique. « Nous devons tenir pour certain, dit-il, que les lois de la pensée sont partout les mêmes, et que, étant données les notions que possède l’homme primitif, les inférences qu’il en tire sont toujours les inférences raisonnables. » — On peut se demander si cet aveu remarquable est bien d’accord avec d’autres passages de l’ouvrage et s’il est conciliable, surtout, avec les prétentions extrêmes de la philosophie évolutionniste. Car, d’une part, il est singulier que M. Spencer s’élève si vivement contre « cette erreur, que les esprits des sauvages sont des esprits comme les nôtres et que la nature humaine est partout la même, » quand il proclame si hautement lui-même que la nature humaine a partout un fond commun, la raison, et que l’esprit des sauvages, bien que meublé autrement et opérant sur d’autres matériaux que le nôtre, offre pourtant la même constitution et fonctionne selon les mêmes lois. Et, d’autre part, cette imperturbable « logique » de l’homme primitif, si elle est du premier coup aussi ferme qu’on nous la peint, n’est pas une mince objection à la théorie de l’évolution à outrance. Cette « logique, » en effet, ne serait-elle pas précisément un de ces traits spécifiques, un de ces caractères propres de l’humanité, que tant de philosophes sans parti pris persistent à opposer de bonne foi à la doctrine de l’évolution absolue ?

Quoi qu’il en soit, M. Spencer consacre plus de 300 pages à montrer que la logique régit d’un bout à l’autre toute la vie intellectuelle du sauvage, que toutes ses croyances, même les plus absurdes, toutes ses pratiques, même les plus déraisonnables, sont déduites légitimement des notions grossières d’où il part. À l’origine, nulle conception scientifique de la nature, nulle connaissance des phénomènes naturels et de leurs causes, nul discernement du possible et de l’impossible. La nature offre des transformations aussi variées qu’inexpliquées, une prodigieuse diversité d’aspects. Le nuage apparaît sans cause connue et disparaît de même ; l’ombre des corps se montre et s’efface tour à tour,