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beurier. — philosophie de m. renouvier.

continue, tout en étant le principal moyen de l’atténuer et de le réduire à des formes de paix matérielle[1] » Cette argumentation se fonde sur l’hypothèse que dans l’état de paix, c’est-à-dire dans l’idéal, la raison réunirait toujours l’unanimité des suffrages, ce qui revient à dire que tous les êtres seraient parfaitement raisonnables : mais alors ils seraient autant de dieux, et une telle conception n’aurait aucun rapport avec la moralité humaine. La paix, pour employer le langage de l’auteur, suppose seulement l’égalité du sentiment moral des êtres raisonnables et nullement l’égalité physique (au sens grec du mot) de la raison. Au lieu de l’unanimité, on peut admettre la diversité infinie des opinions, même dans l’idéal, puisque les opinions sont le résultat de la (liberté d’après la théorie de la certitude qui a été exposée plus haut). Des esprits très-éclairés, comme ceux qu’on imagine, comprendraient immédiatement qu’il est de leur intérêt commun de s’associer et de se soumettre à la loi du plus grand nombre, sans rien perdre chacun de son indépendance personnelle, puisque, dans l’hypothèse, les minorités conserveraient le droit de former des républiques distinctes. Mais c’est ce que les minorités ne feraient pas, car elles-mêmes se subdiviseraient jusqu’à l’individu et ainsi il n’y aurait plus aucune association d’efforts, aucun bien commun. La république idéale des fins serait une vaste fédération et non un éparpillement des forces individuelles. J’irai plus loin : rien n’empêche d’admettre dans cette société des présidents, des chefs électifs de tribus ou de sections. Il n’y a rien là, au contraire, qui soit opposé à la paix.

En général, M. Renouvier délimite très-exactement les domaines respectifs de la morale pure et de la morale appliquée ; mais quelquefois cependant, et je crois que cette courte discussion vient de le prouver, il lui arrive d’attribuer à la guerre ce qui est compatible avec la paix, et cela parce qu’il se fait de celle-ci une idée trop égalitaire.

J’ai à lui faire un autre reproche et beaucoup plus grave, qui porte sur les fondements mêmes de sa morale théorique. Pour fonder la morale, l’auteur demande qu’on lui accorde seulement deux faits : le fait que nous comparons, jugeons et délibérons, c’est-à-dire que nous sommes raisonnables, et le fait que nous nous croyons libres. C’est là, dit-il, le double fondement nécessaire et suffisant de la moralité, laquelle consiste à se déterminer pour le meilleur : or un être raisonnable, et qui se croit fibre, a forcément l’idée d’un meilleur entre les possibles et d’un meilleur conforme à la raison, d’où l’idée

  1. Morale, II, 242.