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Paul Tannery.la géométrie imaginaire.

points lui paraîtraient comme à nous des lignes de même nature ; il les dénommerait d’un même nom, — droites par exemple, — et s’il ne pouvait se mouvoir en réalité que sur une certaine région de la surface cylindrique, sa géométrie des figures tracées avec ces lignes sur cette surface serait absolument identique à notre planimétrie ordinaire.

Supposons maintenant qu’un de ces êtres soit capable, après un voyage plus ou moins long, de faire le tour du cylindre suivant un cercle. Quelle ne serait pas sa stupéfaction ! Pensons à ce qui nous arriverait si, devenant capables de nous mouvoir en toute liberté dans l’espace infini, il nous arrivait, après avoir cheminé toujours en ligne droite dans le même sens, de retomber sur le point de départ.

Admettons encore qu’il soit possible à notre être superficiel de reconnaître par un nombre suffisant de voyages dans diverses directions, la loi qui lierait leur longueur jusqu’au retour sur la génératrice du point de départ ; il pourrait arriver dès lors à constituer la géométrie de la surface cylindrique telle qu’elle est pour nous ; mais il conserverait évidemment la notion d’une surface telle que toutes les directions à partir d’un point se prolongeassent indéfiniment. Il aurait donc et la notion du plan et celle de la surface cylindrique ; mais le premier ne serait plus pour lui qu’un espace idéal, possible subjectivement, n’existant pas en réalité ; la seconde serait l’espace concret, seul réel objectivement.

Il comprendra d’ailleurs que la mesure de la longueur du tour circulaire pourrait idéalement varier ; il s’élèvera donc à la notion de toutes les surfaces cylindriques circulaires droites, différant entre elles par un coefficient qu’il reconnaîtra comme réellement empirique.

Il deviendra capable de représenter son espace concret par un système projectif convenable, qui pourra être analogue à celui de notre géométrie descriptive et dans lequel une partie du tableau ne se rapportera à aucun point de son espace. Il représentera de même les autres espaces idéaux qu’il aura conçus, et enfin, s’il a du génie, il affirmera que son espace a dans un certain sens une courbure déterminée et qu’il subsiste dans un espace à trois dimensions dont l’intuition est absolument impossible.

Ce que nous venons de dire pour la surface cylindrique pourra se répéter, avec certaines modifications, pour le cône et pour les surfaces développables en général. Il faut toutefois observer que le passage d’une nappe conique à celle opposée par le sommet sera nécessairement impossible à l’être doué de deux dimensions, ainsi que le passage par l’arête de rebroussement d’une surface développable.