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beurier. — philosophie de m. renouvier

encore pour ce qui concerne la durée. « Je ne tranche pas, dit-il, la question de savoir si cet attribut inséparable de nos sensations leur est attaché par les lois de l’esprit ou s’il est donné dans les sensations mêmes ; je ne décide pas, si, sur ces sommets élevés, la distinction ne s’évanouit pas[1]. » M. Herbert Spencer n’a pas de ces défaillances : après avoir ramené l’étendue à la durée, il veut montrer que la durée elle-même est une donnée purement empirique, ce qui revient à vouloir prouver, dit M. Renouvier, que toutes choses étant réduites à l’expérience, l’expérience à son tour ne porte sur rien et se trouve réduite à rien. M. Spencer est bien obligé sans doute de constater qu’il ne peut pas y avoir de pensée sans une succession d’états de conscience ; toutefois, comme le temps n’est pas selon lui une relation quelconque dans la série du devenir, ni une relation entre deux relations, mais l’abstrait de toutes les relations, la considération de deux états quelconques de conscience et la pensée de leur relation de position ne nous donnent pas la notion de temps, bien que ce soient là les matériaux bruts avec lesquels la notion est construite. La notion de temps n’est donc pas une forme de la pensée ; au contraire, il se trouve non-seulement qu’il peut y avoir des pensées quand le temps n’est pas encore conçu, mais qu’il doit y en avoir avant qu’il puisse devenir concevable.

Toute l’argumentation de l’auteur des Principes de psychologie roule, dit M. Renouvier, sur la distinction de la simple succession phénoménale donnée dans la sensation et de l’idée abstraite et formelle du temps conçu comme l’universelle possibilité de toutes les relations. Mais par le temps, forme de la pensée, on peut entendre, et M. Renouvier entend, toute autre chose que l’idée abstraite de succession, à savoir la loi même de succession, essentielle à toute conscience, c’est-à-dire la condition nécessaire en raison de laquelle les phénomènes se classent comme successifs, et dont l’extension réfléchie à tous les faits possibles est* une conception ultérieure, « N’est-ce donc rien que le fait de la pensée d’une succession d’états, quoique particulière, liée à toute autre forme ou matière de pensée ? Ce fait, qui est général, autant que peut l’être celui de la production de la pensée même, n’est-il pas dès lors une loi ? Cette loi, qui s’étend au monde entier de l’intellect, n’est-elle pas ce que tout le monde comprend sous le nom de temps ? » Comment faire sortir la conception du temps d’une série d’expériences et de comparaisons qui, par le fait même qu’elle a eu lieu ou qu’elle commence, est déjà une application de la loi qu’on prétend expliquer par elle ?

  1. Stuart Mill. La Philosophie de Hamilton, etc.