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gérard. — philosophie de voltaire

qu’un des stades de l’éternelle illusion[1]. Elle n’y a jamais cru, d’une foi très-robuste. Elle y croit moins encore aujourd’hui, s’il est vrai que la pensée allemande, à l’heure présente, se partage entre le scepticisme lassé, tel que le représente Albert Lange, et l’ironie mélancolique de Schopenhauer et d’Hartmann. Strauss fait exception, semble-t-il, lui qui a laissé en mourant le testament d’une foi nouvelle. Et pourtant, à voir quelles difficultés il éprouve dans son livre[2], après avoir exposé la cosmologie de Laplace, la physique de Grove et de Mayer, la chimie de Bunsen, la géologie de Lyell, la descendance naturelle selon Darwin, à ordonner, sur toutes ces croyances, un régime de vie qui leur serait conforme, il paraît bien que la haute spéculation n’est pas d’accord avec la pratique. La science contemporaine n’a pas encore trouvé une morale qui lui corresponde. En sorte que, comparé à ses juges, à ses critiques d’aujourd’hui. Voltaire semble presque appartenir à un âge de foi. La vérité est que sa croyance, celle qui a soutenu le grand siècle de l’Aufklärung, a moins à souffrir, que les autres, des vicissitudes du temps. L’action persiste et demeure, alors que les idées chancellent. Et la morale, qui fut le grand œuvre de Voltaire, a en elle un caractère de durée et d’identité, par où elle échappe et se conserve. Bien des idées de Voltaire ont déjà succombé, bien d’autres périront encore. L’ensemble de son œuvre restera, parce qu’elle a passé dans les faits, parce qu’à certain jour, elle a été la croyance et la vie de l’humanité. Et ceux qui maintenant écrivent cette histoire, quelque opinion qu’ils aient, quelques sympathies, quelques préférences que soient les leurs, le reconnaissent également. L’Allemagne, qui a profité de Voltaire autant que la France, lui paie la même dette. Avec cette réserve, il faut encore le redire, qu’il y a dans Voltaire et sa philosophie certaine nuance toute française, qu’un étranger ne peut saisir ; de même qu’il y a en Gœthe certains traits de génie qu’un Allemand seul aperçoit.

A. Gérard.
  1. L’expression est de E. de Hartmann.
  2. Voir dans « l’Ancienne et la Nouvelle Foi, » la dernière partie intitulée : « Comment devons-nous ordonner notre vie ? »