Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, III.djvu/477

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
467
gérard. — philosophie de voltaire

fantaisie pure, du songe et de la chimère. Tandis que, chez l’Allemand, certaine langueur, certaine indécision, certaine mollesse, naturelle à la pensée uniquement abstraite, passe jusque dans l’action, qui succède, et, d’avance, l’énervé. L’esprit français, tel qu’il est constitué, a peut-être le défaut de tenir la pensée en moindre estime que l’action même : peut-être a-t-il parfois trop de défiance à l’égard des idées ; peut-être les regarde-t-il tout ensemble comme trop innocentes, puisqu’elles n’ont pas la solidité, l’énergie réelle des faits, et trop dangereuses, parce qu’incapables de compter avec le a réel », qui est étroit, elles prennent toute liberté avec le « possible », qui est immense. Au moins n’est-il pas exposé, comme l’esprit allemand, à renoncer : il ne connaît pas cette espèce de doute qui s’attaque, non à l’intelligence, mais à la vie ; ce doute qui, né de la réflexion ou du rêve, ne se laisse pas vaincre par la réalité même, et fuit plutôt que de tenter l’expérience. C’est que, si, par nature, le Français est enclin à faire moins grande la part de la pensée pure qui, pour lui, est toujours trop sacrifiée, trop éteinte, trop éloignée de la vie, l’Allemand, par une démarche inverse, n’aborde l’action qu’avec toute sorte de scrupules sans rien espérer d’elle, sans y croire. Pour l’un, il n’y a de vrai qu’agir, la pensée est une faiblesse, une fatigue, ou même, dit Rousseau[1], une dépravation ; pour l’autre, le vrai, c’est la pensée, agir n’est que le refuge des désabusés, tels que Faust, qui, par dédain de la science et de l’art, se résignent et se reposent dans ce travail inférieur où ils trouvent l’oubli. Comment s’étonner, dès lors, qu’entre une philosophie allemande et une philosophie française se dresse un obstacle qui ne saurait être franchi, et que, malgré la sympathie critique, il y ait en Voltaire un « je ne sais quoi » inaccessible, même à Strauss ?

Voltaire, en effet, outre qu’il passe à bon droit pour le représentant par excellence du dernier siècle, outre qu’il a mérité, entre tous, de donner leur expression et leur formule aux idées de même qu’aux sentiments de l’Aufklärung, Voltaire est plus encore. Il a de la vie une conception originale et profonde, j’ajoute fidèle aux traditions de la pensée française. Déjà Descartes, avec cette humeur familière et cet abandon qui est le charme de son génie, écrivait, dans une de ses lettres, qu’après avoir livré quelque temps à l’étude et à la méditation, il faut surtout se laisser vivre. Et de fait, le respect de la réalité, de la vie, était tel chez lui que, parfois, ce sentiment l’arrêta, coupa court à certaines explications que peut-être il aurait risquées, et lui parut supérieur à toute analyse. Voltaire a le même

  1. Rousseau. Discours sur l’origine de l'inégalité parmi les hommes.