Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, III.djvu/476

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
466
revue philosophique

pourrait-il dire. Et, de fait, il ne lui vient sous la plume que des expressions étranges, empruntées le plus souvent au « Faust » de Gœthe. Pour lui, évidemment (et la France, du reste, elle aussi, n’a-t-elle pas longtemps cru à cette légende ?), pour lui, Voltaire est un Méphistoplélès. « Quand, écrit-il, nous lisons dans l’épître de Jude la description du combat soutenu par l’archange Michel contre le diable pour le corps de Moïse, la victoire se décide bientôt en faveur du premier ; si une semblable querelle s’était élevée à propos du corps de Voltaire, il est à présumer qu’elle ne serait pas vidée aujourd’hui. » Il écrit encore : « Les traces de nature divine qui ne manquaient pas en Voltaire étaient tellement enchevêtrées dans sa nature de démon et de typhon, qu’il est impossible de les en séparer. » Dans les dernières lignes enfin, comme pour s’aguerrir sans doute, il répète avec Faust : « Il faut bien qu’il y ait de ces oiseaux-là et, parmi les esprits qui attaquent le Seigneur, les plus fins matois lui sont le moins désagréables. » Que signifient de telles bizarreries[1], sinon qu’ici, la critique, même d’un Strauss, se heurte à des difficultés trop grandes, et qu’après avoir apprécié, non sans justesse, les idées, les opinions d’un tel esprit, elle doit s’avouer impuissante à pénétrer jamais l’homme lui-même ? Les différences et de tempérament et de race ne se laissent pas forcer si aisément. Comme Montaigne qui n’a guère trouvé de juges outre-Rhin, comme Molière qui a mis si fort en défaut la sagacité de Schlegel, Voltaire, à un certain moment, reprend ses droits et ne se livre plus.

La philosophie de Voltaire, c’est l’action, encore l’action, toujours l’action. Son petit traité intitulé « Il faut prendre parti, ou le Principe d’action » révèle assez, jusque dans la justesse, la rapidité, la furie toute française de la forme, combien, pour Voltaire, « agir » est tout. Or, s’il est une différence qui sépare le génie allemand et le génie français, elle peut être cherchée, je crois, dans la diversité du sens que l’un et l’autre prêtent à l’action. Le Français, réputé si partisan de la logique, de la théorie, des systèmes, commence, au contraire, par agir. Les idées ne viennent qu’après, du moins en ce qu’elles ont de général et de spéculatif. En France, la pratique est au début, l’idéologie à la fin : toute notre histoire tend à le prouver. L’Allemand, tout au rebours, pense, ou plutôt rêve, d’abord, et n’agit qu’ensuite. Il en résulte que, chez nous, la pensée, soutenue qu’elle est par l’action, par la réalité, par la vie, garde toujours, même dans ses excès, même dans ses subtils raffinements, je ne sais quelle vertu pratique, et quelle efficace, qui la préserve de la

  1. Tous ces passages sont dans la conclusion de Strauss.