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davantage. Il n’a pas même songé à Vice, à la Célèbre doctrine des corsi et ricorsi qui, peut-être, offrirait quelque analogie avec la spirale indéfinie de « l’Essai sur les mœurs ». Il ne s’est pas non plus demandé si la pensée de Voltaire sur l’histoire ne vient point de ce qu’il y cherche trop uniquement les « mœurs », le progrès moral. Or, il est bien certain que l’histoire, pas plus que la nature, n’est une école de morale. Et la raison en est simple : ce qui fait l’histoire surtout, Voltaire en avait conscience, ce sont des forces anonymes, des peuples, des foules, des races, tous acteurs irresponsables presque autant que les forces mécaniques ou physiques. La morale, au contraire, est affaire de volonté, de personne : elle recommence avec chaque effort individuel, et ne se transmet pas. Elle n’est ni un héritage, ni une tradition. Thomas Buckle[1] a dit justement qu’elle a la fixité des algorithmes logiques ; et il faut ajouter que, d’ailleurs, présente à chaque conscience humaine qui la respecte et lui obéit, elle est, non une théorie mais une pratique, œuvre de la personne, de son énergie propre, et mourant avec elle. Partant, si Voltaire, préoccupé de morale, s’est avisé de consulter l’histoire, la réponse était prévue. Et l’histoire a paru à Voltaire n’avoir ni ordre, ni plan. Il n’a plus compté que sur les chances heureuses, sur les petites causes[2], qui peuvent produire de grands effets : or, remarquez-le, ces petites causes, ce sont le plus souvent des décisions ou des caprices de la volonté humaine, et, si peu que ce soit, elles relèvent de la morale.

La morale : tel est donc le mot qui se présente sans cesse dans la philosophie de Voltaire. Cependant la plupart des critiques ont eu peine à trouver une morale proprement dite chez le maître de l’Aufklärung. Hettner[3] a patiemment réuni, par exemple, les passages où Voltaire exprime son opinion sur la liberté : il y a le pour, il y a le contre, tantôt une solution, puis la solution contraire, puis le doute et l’abstention. Strauss a rencontré les mêmes incertitudes, les mêmes variations au sujet d’un autre problème : l’immortalité de l’âme. Au fond, il paraît bien que, formé par Locke, Voltaire ne devait admettre la liberté, que pour la confondre avec la puissance[4],

  1. Buckle, comme les idéologues anglais, ne reconnaît dans l’histoire qu’un, seul agent de progrès : l’intelligence, la science. Spencer reconnaît de plus : le sentiment.
  2. Pascal avait déjà marqué l’influence des petites causes en histoire ; chez Voltaire, cette remarque est devenue presque un système.
  3. Hettner, loc. cit. (p. 193-197).
  4. Quand je peux faire ce que je veux, voilà ma liberté. Mais je veux : nécessairement ce que je veux ; autrement je voudrais sans raison, sans cause, ce qui est impossible. » (Voltaire, Le philosophe ignorant.)