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selon la belle parole de Leibniz[1], « une cité divine des esprits, » mais non, encore une fois, qu’il se préoccupât avant tout du progrès intellectuel ; par-delà l’intelligence, et grâce à elle, il espérait l’affranchissement moral. Si bien que, témoin d’une certaine décadence dans la littérature de son temps, loin de s’affliger, il s’en félicitait presque, à la pensée que, du moins l’esprit de ce temps prenait ailleurs sa revanche. « Le génie baisse[2], écrit-il, mais les lumières se sont multipliées, et la nation vaut mieux. » Ce fut l’idéal de l’Aufklärung : donner aux peuples, à l’humanité tout entière une conscience, créer, au-dessus des pouvoirs établis, une puissance, la plus souveraine, la plus haute, à savoir la morale. Voltaire ne se proposait pas d’autre dessein ; l’instruction, l’enseignement, dont Leibniz avait si bien pressenti la force, n’était pour lui qu’un auxiliaire à l’œuvre par excellence, la morale. Et si, le premier peut-être, parmi les laïques, il songea à mettre au service d’une cause tout humaine l’esprit de propagande et de prosélytisme que la religion seule, jusqu’alors, avait inspiré, s’il organisa en milice les philosophes et les lettrés ; si, comme le lui reproche durement Rousseau[3], il « embrigada » la philosophie elle-même ; n’est-ce pas que la morale, qui était tout à ses yeux, est, elle aussi, une sorte de foi, avec ses apôtres, ses dévots, et, au besoin, ses sectaires ? De cette façon la vie de Voltaire devint une lutte, et son œuvre une arme. Dans la résistance, les hostilités ne firent que s’envenimer. Il y eut, décidément, deux camps : la guerre civile éclata entre la philosophie et la religion. Strauss, certes, a connu par expérience ces crises et ces chocs de la pensée, il a lui-même, à plusieurs heures de sa vie, donné le signal de l’attaque, du conflit, et Voltaire est pour lui un précurseur, un ancêtre. Cependant, lorsqu’il juge les doctrines du dernier siècle, il paraît oublier quelques-unes des nécessités qui les firent ce qu’elles sont. Lui, érudit et historien, plutôt que moraliste, lui, dévoué surtout à la science pure, il ne s’explique guère le rôle, à son gré, trop bruyant et trop actif, des philosophes d’il y a cent ans. Il a l’air, parce qu’ils furent un parti, parce qu’ils agirent, de suspecter leur valeur spéculative, de mettre en doute leur profondeur, d’entrer en défiance à l’égard de tout ce qui, chez eux, est théorie. Il y avait déjà quelque dédain dans sa remarque au sujet de la prétendue « anomalie » dont il a été question. Sur tout le reste, malgré ses éloges, malgré son zèle à pénétrer et relier entre elles les idées qu’il expose, visiblement, il ne croit

  1. Monadologie, 83-86.
  2. Lettre au duc de la Vallière (1761).
  3. Rousseau juge de Jean-Jacques, troisième dialogue.