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gérard. — philosophie de voltaire

tient-il pas toujours et contre tous la même cause, à savoir que malgré les efforts des divers systèmes, également épris de l’unité, le monde n’est pas un, mais qu’il s’y déploie, au contraire, une indéfinie variété ? Tout système, aux yeux de Voltaire, semble presque une atteinte à la réalité, à la vie[1]. Si, selon une définition de tous les temps, la philosophie est toujours, plus ou moins, une réduction à l’unité, Voltaire, certes, aurait peu de titres à se dire philosophe. Il serait plutôt moraliste, tant le respect qu’il a de l’individuel, du particulier, est voisin de l’estime et des égards que la morale prescrit envers les personnes. C’est à croire, parfois, que, dans le pressentiment[2] d’une philosophie venue après lui, Voltaire s’est figuré l’univers entier comme doué de vie, d’une vague conscience peut-être, qui sait ? comme une ébauche de la personne humaine. Aussi bien, puisque nul n’hésite à reconnaître, en plus d’un point, la parenté de Voltaire et de Kant, pourquoi n’y aurait-il pas, jusque dans les aperçus scientifiques de Voltaire, quelque divination de ce que Kant, à la fin de la « Méthodologie », appelle la « Théologie morale[3] ? »

Il est plus simple pourtant et plus exact de penser, avec la critique allemande, que les siècles préoccupés avant tout de morale, tels que, chez les anciens, le siècle d’Épicure et de Zenon, de nos jours, le siècle de « Aufklärung, se désintéressent de la science proprement dite, et l’abordent le plus souvent, soit avec indifférence, soit avec des intentions préconçues. Épicure lui-même est comme le modèle de ces philosophes qui, ou dédaignent la science, ou ne la font servir qu’à leurs desseins. Bayle[4] qui, et pour cause, a si bien compris Épicure, n’avait pas d’illusion sur la physique, ni sur la logique épicuriennes ; il sentait que, pour un esprit avide uniquement de paix, de calme, de sérénité morale, cette science seule est la bonne et la vraie, qui le met en possession du contentement espéré. Qu’importe telle ou telle doctrine, telle ou telle vérité, pourvu que la tranquillité du cœur et de l’âme soit solidement assise ! Voltaire certes n’a pas tout à fait l’idéal d’Épicure : le renoncement, le quiétisme presque monastique de l’école n’étaient pas pour lui plaire. Il ne rêve, au contraire, que lutte, action, énergie, il répète avec Vauvenargues que la vie est un combat. Mais, s’il a d’autres ambitions morales, du moins s’accorde-t-il avec Épicure

  1. Voir la poésie intitulée : les Systèmes.
  2. Lire le petit traité : « Il faut prendre parti, ou le principe d’action. »
  3. Il y a dans cette théologie morale, comme l’esquisse de la philosophie de Schelling.
  4. Dictionnaire critique, article : Épicure.