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gérard. — philosophie de voltaire

sur le penseur et l’écrivain où la France aime le mieux à se reconnaître. — Est-ce à dire que tout son génie, toute sa philosophie même ait pu être absolument comprise, dans la fine nuance, par des esprits qui sont d’autre race ? Je ne sais, il me semble qu’il y a un dernier retranchement, où l’étranger ne pénètre pas.

I

La critique allemande a un nom pour désigner le siècle dernier, et surtout son œuvre : Aufklârung ; le siècle, non pas tant des lumières, comme la langue française m’oblige de traduire, que de l’effort même vers la clarté. Dans la filiation des faits et des lois historiques, ce nom a un sens précis, et le groupe d’idées, de sentiments qu’il résume est de la plus haute importance. Pour apprécier le rôle de Voltaire, qui fut peut-être le premier artisan et comme le maître ouvrier en ce siècle, il faut comprendre l’esprit général, la tendance du « moment » où il apparaît.

En comparant le siècle de Louis XIV au temps même où il vivait, Voltaire avait remarqué que, sous le grand roi, il y avait en France plus de génies, plus de poètes, au sens original du mot ; et que, depuis sa mort, au contraire, les grands hommes se faisaient plus rares, l’art paraissait moins éclatant, mais qu’en revanche, l’ensemble de la nation était plus cultivé, plus éclairé. Cette remarque, juste et fine, est devenue une loi, le jour où un examen, sinon plus attentif, du moins plus circonstancié, a mieux révélé les rapports délicats qui relient l’une à l’autre les périodes et presque les « époques » de l’histoire intellectuelle. Les origines de la culture présente, à n’en pas douter, datent de la Renaissance : entre ce commencement et l’état actuel, il y a deux siècles, deux étapes. Comment ce chemin a-t-il été parcouru ? Et, pour laisser de côté le siècle où nous sommes, comment la grande crise du seizième siècle a-t-elle été suivie d’un siècle surtout artistique et littéraire, pour aboutir à un siècle de lumières, de philosophie et de raison ? Certes la société humaine paraît être en elle-même une force originale, par où elle diffère des membres qui la composent ; elle a une sorte de conscience collective ; et son histoire ne saurait être confondue avec l’histoire des individus, qui vivent de sa vie. Pourtant, à qui veut analyser de près cette force, à qui veut en saisir le caractère et la loi, il devient bientôt évident que le secret gît dans la constitution même de l’esprit humain. Hamann et Herder, les premiers peut-être