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naville. — hypothèses sérieuses

quefois d’étouffer la spontanéité native de l’esprit humain. Les difficultés excitent nos facultés, le trop de facilité les assoupit. Les biographies des grands fondateurs de la science pourraient démontrer, je crois, que ce ne sont pas les savants qui ont été munis, surtout au début de leur carrière, du plus grand nombre de secours extérieurs qui ont fait les découvertes les plus considérables. Il est des époques où, selon l’heureuse expression de M. de Gandolle, les sciences naturelles sont comme submergées par l’augmentation subite des collections[1]. Ce sont les faits digérés et non les faits bruts qui nourrissent la pensée ; et, pour que la nutrition s’opère bien, une juste proportion entre la quantité des aliments et la puissance des organes digestifs est nécessaire. M. le professeur Haeckel considère comme « une loi empirique, depuis longtemps constatée en Europe, que les résultats scientifiques obtenus dans un institut sont en raison inverse de sa grandeur, et que la valeur intrinsèque des travaux publiés est en raison inverse de l’éclat extérieur de l’installation[2]. » Le fait que cette remarque, insérée dans une diatribe violente contre Agassiz, a pour but de déprécier les services rendus par ce naturaliste célèbre, en atténue la valeur. Mais M. Haeckel cite à l’appui de sa thèse des faits dignes d’être pris en considération.

Pour utiliser les secours extérieurs, il faut des intelligences cultivées dans des âmes laborieuses et éprises de l’amour de la vérité. L’éducation des hommes est donc une des conditions essentielles du progrès scientifique. C’est entrer dans une voie fausse que de diriger l’instruction dans le sens d’un réalisme étroit, et de croire que l’important est d’entasser dans la mémoire, dès le début de la vie, une multitude de faits. Les faits peuvent toujours s’apprendre. L’important dans l’éducation de la jeunesse, est de préparer l’instrument de nos connaissances pendant qu’il est souple. Même au point de vue spécial du progrès scientifique, il importe moins d’enseigner aux jeunes gens telle ou telle chose déterminée, que de fortifier leur intelligence et de les mettre ainsi sur la voie du travail fructueux et des découvertes. Une éducation bien dirigée ne créera pas le génie, mais elle préparera le terrain sur lequel le génie pourra le mieux porter tous ses fruits.

Ernest Naville.
  1. Histoire des sciences et des savants depuis deux siècles, page 465.
  2. Revue scientifique du 25 novembre 1876, page 315, note.