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découvert l’explication des phénomènes de la lumière, s’il n’avait pas pris connaissance des opinions énoncées par Descartes, Huyghens et Euler ; s’il avait admis, sans autre examen, que la physique de son temps était plus avancée sous tous les rapports que celle du xviie siècle. La science marche comme un fleuve qui se grossit en avançant ; mais, à certaines époques, l’opinion générale est engagée dans des remous qui coulent en sens contraire du courant. Lorsque la rose de Jéricho a atteint l’époque de la maturité, sa semence s’enveloppe d’une écorce rigide et roule, poussée par les vents, avec le sable du désert. Elle peut rester longtemps inféconde ; mais, rencontre-t-elle un sol propice à la végétation, elle se développe, plonge ses racines dans le sol, et produit sa fleur. Les idées scientifiques ont parfois une destinée analogue.

Nous venons de passer en revue les conditions des hypothèses sérieuses. Ces conditions ne sont pas la cause des découvertes, cause qui réside dans la spontanéité individuelle de la pensée. Le sol de la science n’a été que trop souvent encombré de conjectures vaines, auxquelles l’esprit systématique s’est attaché avec obstination ; c’est là une des sources de la réaction aveugle qui a voulu proscrire le principe générateur de la science. La vérité est que l’on n’a pas moralement le droit de livrer au public des suppositions sans bases sérieuses. Le magistrat n’a pas le droit de faire arrêter un homme sur une conjecture absolument vague ; sans cela personne ne serait en sûreté. Pour justifier une arrestation il faut des indices qui fassent de la culpabilité d’un individu, une hypothèse judiciaire sérieuse ; mais, si l’on n’arrêtait personne, avant d’avoir une certitude absolue du crime, l’action de la justice serait paralysée. De même, on ne doit pas introduire dans la science des suppositions vaines ; mais, si l’on ne supposait rien, la marche de la science serait à jamais arrêtée.

La considération de la nature personnelle du génie permet d’apprécier la valeur relative, pour l’avancement de la science, des secours extérieurs tels que les collections, les laboratoires et les bibliothèques. Ces secours sont indispensables. La classification des naturalistes ne peut se passer des herbiers et des musées ; la chimie et la physique ne sauraient faire des progrès sérieux sans le perfectionnement des instruments nécessaires aux expériences ; mais la collection ne fait pas le naturaliste, le laboratoire ne produit pas le chimiste, et la bibliothèque n’engendre pas le savant. L’oiseau a ’besoin d’un nid, mais ce n’est pas le nid qui crée l’oiseau. « Des dépenses royales, dit Leibnitz, ne remplacent pas la pénétration du génie[1]. » L’abondance des secours extérieurs risque même quel-

  1. Édition Erdmann, page 383.