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delbœuf. — hering et la loi de fechner.

timbre subit une altération légère en rapport avec l’éloignement. Pour les animaux, c’est un des moyens qui leur permettent de se rendre compte de la distance à laquelle se trouve un ennemi rugissant. Et, sans vouloir pour cela admirer la prévoyance de la Nature, je tirerai du moins cette conclusion : l’être sensible a pris une possession de plus en plus complète des ressources que lui présente le sens de l’ouïe, et il à peu à peu perfectionné la faculté qu’il possède de porter des jugements d’après ses indications. Je ne vois donc pas la nécessité d’une proportion adéquate entre la sensation et l’excitation. Sans quoi on devrait accuser la Nature et la Géométrie d’avoir inventé — puis-je ainsi dire ? — la loi du carré des distances. Mais heureusement, pour juger qu’un objet sonore est à une distance double d’un autre, il n’est pas requis que les intensités du son soient entre elles comme un à deux, il me suffit de savoir que le caractère de ma sensation dénote une distance déterminée.

Cette observation s’applique à la lumière comme aux longueurs et aux poids. M. Hering dit qu’on comprend à la rigueur l’existence d’une loi logarithmique pour l’intensité de la lumière, parce qu’il n’est nullement nécessaire, au point de vue des convenances de la vie, que nous jugions l’éclat des objets d’une manière adéquate à leur éclat réel, tandis que, si cela avait lieu pour les poids ou les longueurs, cela jetterait une grande perturbation dans notre conduite. Plus je scrute cet argument, moins j’en saisis la portée. M. Hering s’imagine peut-être que c’est une sensibilité qui nous apprend directement que tel caillou pèse le double d’un autre. S’il en était ainsi, en effet, il y aurait de quoi devenir fou, si prenant deux cailloux que séparément nous estimons peser chacun un kilogramme, nous trouvions qu’ils ne pèsent plus ensemble qu’un kilogramme et un quart. Mais heureusement ce n’est pas la sensibilité qui juge. Elle fournit les données du problème, et le jugement, le raisonnement (réfléchi, habituel, ou instinctif) tire des conclusions d’après ces données, mais non proportionnellement à ces données. Je soulève deux cailloux, et, d’après les sensations que j’éprouve, je juge que l’un a un poids double de l’autre. Il n’y a pas en cela d’autre mystère. Et par conséquent, pour les lancer à une distance déterminée il n’est pas besoin de faire intervenir une nouvelle loi logarithmique.

C’est parce que tel est le procédé du jugement que nous sommes sujets à des erreurs. On connaît ce petit appareil consistant dans une caisse légère qui dissimule un disque métallique animé d’une vitesse de rotation rapide. La caisse pèse une fraction de kilogramme, et cependant on ne peut ni la redresser si elle est couchée, ni la coucher si elle est toute droite. Elle fait l’effet de peser plusieurs cen-