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C’est à la lumière de ces principes que je vais maintenant reprendre une à une les objections de M. Hering, les résoudre en partie, ou en faire voir la légitimité et la vérité.

    fixée par un de ses bouts — et c’est la position d’équilibre normal — elle va prendre une nouvelle configuration et, tant que l’on maintient l’écart, la barre se trouvera dans un état d’équilibre momentané. Si cette barre était sensible, plus l’écart augmenterait, plus son malaise s’accroîtrait aussi. Si on enlève l’obstacle, elle viendra se replacer dans sa position première ; et si on la suppose douée de sensibilité, le mouvement de retour sera accompagné de plaisir. Étendons la comparaison. Si cette barre n’est pas parfaitement élastique, et si l’écart a été suffisamment grand, elle ne reviendra pas à son état d’équilibre normal ; elle gardera une certaine courbure qui sera pour elle un nouvel état d’équilibre naturel. Cette courbure peut se prononcer de plus en plus dès que les écarts trop considérables sont toujours dans le même sens. La barre prend ainsi une certaine habitude, c’est-à-dire une certaine manière de se tenir. Animons-la de nouveau, et nous aurons l’explication des habitudes morales ; nous comprendrons comment on se fait au tabac, au vin, à l’opium. La comparaison cependant n’est pas encore complète. L’organisme nous offre une flexibilité plus variée, plus complexe, plus profonde. La barre, une fois hors de sa position normale, tend constamment à y revenir : la gêne serait pour elle continue tant que durerait la tension. L’organisme s’accommode momentanément à la situation forcée qu’on lui fait prendre, et, la plupart du temps, il sent le malaise aller en diminuant et finir même par disparaître ; ce qui ne l’empêche pas toutefois de revenir à son état naturel dès qu’on lui en laisse la liberté. Il est à peu près comme les corps mous qui changent lentement de forme pour s’accommoder à la position qu’on leur donne, mais qui ne perdent jamais la faculté de reprendre leur figure première. Ce mot tout physique de tension renferme donc une comparaison et une image. Sans doute, dans les sciences, il faut se défier des figures de rhétorique, mais il ne faut pas les bannir systématiquement et oublier qu’elles font partie du vaste domaine de l’analogie. Or, qu’est-ce que le désir et le besoin accusent, sinon un état violent qui tient l’organisme éloigné d’une certaine position, ou, si l’on veut, d’une certaine composition où il trouverait repos, satisfaction, bien-être ? On peut donc appeler cet état tension et dire que le plaisir accompagne la détente. Sans contredit — et je rencontre ici la principale objection de M. Dumont — il ne semble pas, lorsque je suis affecté agréablement par l’odeur de la rose, que le plaisir présuppose un besoin, c’est-à-dire une tension. Non certes, pas toujours, dans la conscience du moins, mais peut-être dans l’inconscience, et je puis même dire certainement. Lorsque, avant votre dîner, sans que vous constatiez en vous déjà de l’appétit, vous passez devant une maison d’où s’exhale une odeur de cuisine, vous vous sentez affecté agréablement, et vous aspirez avec volupté les parfums des mets qu’on prépare. Mais si c’est après votre dîner, l’effet n’est plus le même, et vous vous éloignez avec empressement des exhalaisons culinaires. Les mêmes excitations produisent donc des effets opposés suivant l’état où se trouvé l’organisme, état dont on peut fort bien ne pas se rendre compte. Le lendemain d’une orgie, le vin et les épices inspirent une vive aversion. Celui que menace une maladie s’en aperçoit souvent au peu d’attrait que lui offre ; par exemple, le cigare, et le premier symptôme de sa convalescence sera peut-être l’envie de fumer. La tension n’est donc pas toujours consciente, le besoin peut ne pas être senti. Il suffit pour cela qu’il y ait eu accommodation lente, mais pourtant non définitive, de l’organisme. Combien de fois nous arrive-t-il de nous apercevoir que nous avons froid juste en entrant dans un appartement convenablement chauffé !

    Maintenant, M. Dumont a une théorie, d’après lui, plus simple : il fait consister le plaisir dans toute augmentation de mouvement de l’être sensible,