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on s’élève en effet dans l’échelle de l’animalité, moins est manifeste la transmission physiologique d’instincts nettement définis (Darwin). Le chien a par droit de naissance l’instinct qui lui fait flairer la perdrix : y a-t-il dans l’homme un seul instinct aussi rigoureusement caractérisé ? Les renards, dans les endroits où ces animaux sont exposés aux embûches de l’homme, témoignent aussitôt après leur naissance d’une ruse profonde : comparez à ces renards les enfants des Indiens traqués par les Espagnols. L’homme est donc redevable à l’hérédité, non pas d’instincts invariablement déterminés, mais d’aptitudes spéciales à éprouver dans des conditions semblables les mômes sentiments que ses ascendants. L’ensemble de ces conditions dont dépendent nos penchants altruistes, c’est le milieu social.

Les sentiments moraux ne sont qu’une espèce définie de sentiments altruistes. Un sauvage respecte son hôte, fût-il son ennemi : on ne dira pas que c’est par sympathie. Où est donc la différence caractéristique du sentiment moral et des autres, tant sociaux qu’altruistes ? Dans la forme même de ce sentiment qui est imposée et déterminée d’avance, par quoi ? par les conditions sociales. Parmi les penchants altruistes, que l’homme emprunte de son groupe social, il y en a quelques-uns en effet, dont la nature, les limites et le mode d’application sont fixés d’avance par les habitudes de ce groupe. Voilà proprement les sentiments moraux de cette société. D’un groupe à un autre ils varient : un Esquimau, par bienveillance, aplatit la tête de chaque nouveau-né ; un Anglais au contraire protégera celui-ci contre cette pratique barbare. M. Swientochowski aura soin de noter plus loin, à côté de cette influence du milieu, la part qui revient à l’initiative Individuelle dans cette création des idées morales.

L’homme transmet-il à ses descendants par voie d’hérédité physiologique les sentiments moraux qu’il a reçus de ses ascendants ? Spencer, Darwin, l’affirment : Bain au contraire regarde le sentiment moral comme un produit du développement individuel. Il est bien difficile de connaître les changements psychophysiques qui se transmettent de génération en génération. Le nouveau-né anglais du xixe siècle est-il, au point de vue moral, mieux ou autrement organisé que celui du xive ? Cela n’est pas prouvé : du moins cette influence de l’hérédité n’engendre chez l’homme rien de défini et de stable, qui permette de la comparer à la transmission physiologique des instincts chez les animaux. Un nouveau-né anglais, s’il est élevé chez les Indiens, devrait sous l’action des sentiments moraux de sa race manifester une répugnance constante pour les sacrifices humains ; en fait, il n’en est rien. L’individu ne tient de sa race qu’une organisation interne qui lui permettra d’acquérir des sentiments moraux semblables dans des conditions externes convenables. La transmission de l’héritage moral dans une société ne se fait pas principalement par voie de génération physiologique, mais bien plutôt par voie d’influence morale, par l’éducation.