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dant qu’un produit de la civilisation ; les ethnologistes, entre autres Eyre, Burton, Lubbock, en tombent d’accord. L’expérience prouve en effet qu’au sein d’un groupe social ce sentiment moral s’accommode sans difficulté aux passions des individus. Dans l’Afrique orientale, le seul regret des indigènes est de ne pouvoir voler ou tuer. Lubbock déclare n’avoir jamais rencontré un sauvage qui éprouvât du remords. D’un groupe social à un autre tout est permis, le pillage, le meurtre ; l’esclavage et l’anthropophagie ne sont que des conséquences de ce fait. Que de peuples et d’hommes civilisés ne sont guère plus équitables envers leurs voisins ! Le blanc fait cas d’un nègre, à peu près comme « d’un bâton de cire à cacheter. » S’il y a en tout homme un instinct universel du bien, comment expliquera-t-on une diversité de sentiments aussi naturelle, aussi profonde ?

II. La doctrine de l’innéité une fois écartée du débat, M. Swientochowski étudie avec une remarquable précision d’analyse le développement des sentiments moraux, sans invoquer d’autres facteurs de cette évolution intellectuelle que l’égoïsme individuel, l’éducation, l’influence du milieu social, et l’hérédité.

C’est un fait indéniable, mis en lumière par tous les systèmes, que le sentiment le plus intime de la nature humaine est l’amour de soi. Ce mot d’égoïsme sonne mal à nos oreilles, parce que les idées sociales et religieuses reposent au contraire sur l’abnégation partielle de l’individu. En réalité l’égoïsme n’est pas de sa nature un principe d’action immoral, attendu que beaucoup d’actes égoïstes sont moralement indifférents ; il comprend l’ensemble des penchants qui ont pour objet notre utilité personnelle. Or plus on remonte le courant de la civilisation, plus on rencontre chez l’homme de penchants égoïstes : un individu complètement isolé serait un égoïste parfait. Force est donc d’expliquer les autres sentiments de notre nature, nos penchants sociaux et nos inclinations morales, par l’égoïsme.

Y eut-il à l’origine conflit entre les égoïsmes, et « guerre de tous contre tous, » ou le rapprochement des intérêts engendra-t-il au contraire une sympathie réciproque et un accord naturel ? Quoi qu’il en soit, l’alliance s’est faite tôt ou tard entre les égoïsmes au nom de l’intérêt individuel, et l’organisation des sociétés n’a pas eu d’autre origine. Les observations des ethnographes confirment cette induction. « Un Australien, par exemple, se marie pour que sa femme s’occupe de ses provisions d’eau et de charbon, de sa nourriture. » Il n’éprouve d’ailleurs aucun sentiment naturel de sympathie ou d’intérêt pour cette femme, qu’il mène à coups de bâton et qu’à l’occasion il livrera en proie à ses compagnons. La violation de la foi conjugale, cela est démontré (Lubbock, Wundt), n’est primitivement qu’un attentat contre la propriété de l’individu, une affaire privée qui n’intéresse pas la moralité publique ; il en est de même du meurtre d’un parent, d’un ami. La famille de la victime venge le dommage reçu ou traite d’une compensation avec l’offenseur. L’indemnité payée, le meurtrier est quitte en-