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nature, comme êtres sensibles, nous sommes inévitablement portés à désirer le bonheur, tandis que nous ne pouvons le concevoir complet, en tant qu’êtres moraux, que sous la condition de la vertu, il n’en reste pas moins que l’idée de l’accord parfait de la vertu et du bonheur reste formée « de deux éléments tout à fait distincts dans leur origine : l’idée du devoir qui a une certitude absolue, et l’idée du bonheur qui n’est qu’un espoir et même un simple désir de l’homme. » Une fois cependant Kant essaie une sorte de démonstration, dans la Critique de la raison pratique. Voici textuellement ses paroles : « avoir besoin de félicité [comme tout être sensible], en être digne [par la vertu], et cependant ne point y participer, ne saurait en aucune façon s’accorder avec la volonté parfaite d’un être intelligent qui aurait en même temps la toute puissance [d’un Dieu], si même nous ne faisons que supposer momentanément l’existence d’un tel être. » Mais l’existence de Dieu est prouvée précisément par celle du bien suprême : c’est donc un cercle vicieux. Pour y échapper, il faudrait s’en tenir à cette parole plus modeste de Kant dans un autre passage du même ouvrage : « la raison pratique n’a rien à alléguer contre la possibilité du bien suprême. » Seulement on doit conclure de là qu’il y a deux sortes de postulats pratiques : le postulat moral de la liberté qui est conforme à la raison et d’une certitude absolue, les postulats religieux de l’immortalité et de Dieu, qui sont suggérés par la sensibilité et qui ont simplement pour caractère de n’être pas opposés à la raison. Au fond tel est bien le système de Kant : c’est un point que M. Nolen a fort bien mis en lumière dans les lignes suivantes que ne désavouerait pas M. Bridel : « L’idée de Dieu, telle qu’elle ressort de la doctrine des postulats, n’accorde à Dieu qu’une certitude provisoire en quelque sorte. Il est, si nous le voulons : c’est notre volonté qui en crée l’idée ; mais il dépend d’elle de s’en passer. Il n’est même pas le législateur moral, car la loi morale ne vient pas de lui et la réalisation de la loi est également soustraite à son action. Notre liberté nous rend absolument autonomes à son égard… Si le moi pouvait se passer de Dieu pour atteindre la félicité ou s’il savait renoncer au bonheur, il semble que le postulat de l’existence divine deviendrait inutile[1]. »

Cette objection n’atteint, il est vrai, en aucune façon le principe même de l’idéalisme. Mais l’idéalisme transcendantal est-il soutenable ? M. Bridel, qui s’inspire souvent de M. Charles Secrétan, croit avec ce dernier que : « inventée pour sauver l’ordre moral avec le libre arbitre, la subjectivité du monde sensible se trouve, en fin de compte, incompatible avec la réalité de l’ordre moral[2]. » La meilleure preuve en est, d’après M. Bridel, que l’auteur de ce système n’y est pas resté et ne pouvait y rester fidèle. Si l’on s’en tient à sa première définition de la liberté, considérée comme adéquate avec la loi morale, la liberté s’iden-

  1. M. Nolen, la Critique de Kant et la métaphysique de Lebniz, Paris, 1875. P. 350 et 362.
  2. Secrétan, Philosophie de la liberté.