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individuelle est la même que la genèse de la race. Par conséquent, l’éducation de chacun doit reproduire en petit l’histoire de l’humanité. La vie physique, par exemple, dans les sociétés humaines, a devancé la vie intellectuelle : il doit en être de même chez l’enfant. Nous ne contestons pas qu’on ne puisse, en suivant cette analogie, arriver à quelques préceptes utiles ; à la condition pourtant qu’on ne la prenne pas absolument à la lettre, et qu’on ne condamne pas chacun de nous à revivre le passé tout entier, à ressusciter successivement dans les diverses périodes de son évolution le paganisme et le moyen-âge.

Une des conclusions que suggère immédiatement la comparaison de l’individu et de la race, c’est qu’il faut dans toutes les parties de l’instruction, passer de l’expérimental au rationnel. « À toute étude il faut comme préface et comme introduction une série d’expériences ; et c’est seulement après avoir accumulé un vaste fonds d’observations qu’on peut commencer à raisonner. » Principe qui donne lieu à des applications utiles, par exemple, en nous montrant l’avantage de placer l’étude de la grammaire après et non avant l’étude des langues. Ajoutons cependant, que la subordination du raisonnement à l’expérience a beau être la vraie méthode d’investigation et de découverte : ce n’est pas une raison pour qu’elle ait les mêmes droits à être dans tous les cas la meilleure méthode d’enseignement. Le plus souvent il serait trop long de s’astreindre dans la pratique à la stricte et rigoureuse observation de la méthode analytique, puisqu’elle obligerait l’élève à refaire à lui seul le travail de plusieurs générations de savants.

M. Spencer attache une grande importance aux deux dernières maximes qui complètent son analyse, et d’abord à celle qui recommande d’encourager avant tout l’éducation personnelle (the process of self development). « Il faut enseigner aux enfants le moins possible, et leur faire découvrir par eux-mêmes le plus possible. » C’est la méthode socratique : nous en reconnaissons l’efficacité et le prix, quand on en use discrètement, mais elle présenterait de singulières difficultés si on la poussait jusqu’au bout. Jamais elle n’a été plus prônée que par Rousseau, jamais peut-être elle n’a été mieux réfutée que par lui, bien qu’involontairement. L’Émile, en effet, par une sorte de réduction à l’absurde dont l’auteur ne se doute pas, nous démontre combien serait impraticable une pareille méthode, puisqu’il faudrait que l’univers entier se prêtât à l’éducation d’un seul homme, et qu’une multitude de circonstances fussent artificiellement arrangées pour faire jaillir de son cerveau, au moment opportun, la pensée qu’on veut lui faire découvrir.