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faire de la raison le meilleur usage possible, cet excellent emploi de la raison doit être, non d’imaginer une représentation arbitraire de l’univers, mais un exemplaire fidèle de l’ensemble des choses, en acquérant la vision vraie des traces et des marques que le Créateur a laissées de lui-même sur les créatures.

Ce langage ressemble à une réminiscence du Timée de Platon. Ailleurs, c’est un écho du même ouvrage et de la même doctrine que l’on croit recueillir, car ces traces et ces marques du Créateur sur ses œuvres sont appelées expressément « les idées divines ». Ailleurs, je le sais, Bacon écartera les idées platoniciennes entendues comme formes, comme types des espèces séparés des individus ; ici, il les admet tout au moins dans le sens, peut-être plus véritablement platonicien, de pensées divines ayant présidé à l’acte créateur. Et cela est de grande importance. — « {{lang|la|Non levé quiddam interest inter humanæ mentis idola, et divinæ mentis ideas : hoc est inter placita quædam imania, et veras signaturas atque impressiones factas in creaturis, prout inveniuntur[1] » Enfin, quoi de plus platonicien que cette pensée où Bacon puise l’espoir de voir la science se réveiller de son long sommeil ? « Principium autem sumendum a Deo : hoc nimirum quod agitur, propter excellentem in ipso boni naturam, manifeste a Deo esse, qui auctor boni et pater luminum est[2]. » Cette fois, les souvenirs de la République s’ajoutent à ceux du Timée, et M. de Rémusat n’a pas hésité à traduire les mots « Pater luminum} » par cette formule significative : « Dieu est l’archétype des sciences[3]. »

Ces effusions presque idéalistes sont atténuées par des réserves explicités que nous n’avons garde d’oublier. Après avoir dit avec Platon : « que la science n’est autre chose qu’une réminiscence, et que l’âme humaine, rendue à sa lumière native que la caverne du corps avait comme éclipsée, connaît naturellement toutes les vérités[4], » ce qui est avouer que la raison a un pouvoir inné de tirer de son fonds certaines idées, Bacon se corrige lui-même. « La philosophie et les sciences intellectuelles, dit-il, à la façon des statues, sont adorées et on chante leurs louanges, mais elles restent sans mouvement. » Il a pour les intellectualistes des flèches aiguës comme celle-ci : « Une autre espèce d’erreur dérive du respect exagéré, de cette sorte d’adoration dont la raison humaine est l’objet, et dont l’effet est que les hommes se détournent de la contemplation de la

  1. Novum Organum, lib. I, § XXIII, t. I, p. 12.
  2. Novum Org., lib. I, § XCIII, t. I, p. 56.
  3. Bacon, p. 237.
  4. De Augmentis, lib. I, t. I, p. 37.