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j. soury. — histoire du matérialisme

tique qui n’existe que dans la tête des géomètres et de tant de problèmes de géométrie et d’algèbre dont la solution claire et idéale montre toute la force de l’esprit humain, force qui n’est pas ennemie des lois, théorie innocente et de pure curiosité, qui est si peu réversible à la pratique qu’on n’en peut faire plus d’usage que de toutes ces vérités métaphysiques de la plus haute géométrie. » Dans la pratique, La Mettrie prend la peine d’avertir les gens que les lois civiles et politiques sont infiniment moins faciles que sa philosophie. Quand le malfaiteur échapperait à ses remords, il n’échapperait pas aux bourreaux et aux gibets : « Grains-les plus que ta conscience et les dieux ! » s’écrie La Mettrie dans un de ces accès d’humour dont il ne peut se défendre. C’est précisément cette fantaisie fougueuse, ce sarcasme acéré, impitoyable à tous, et ce manque de gravité doctrinale, d’hypocrisie professionnelle, qui scandalisaient si fort la coterie des encyclopédistes. Ce n’est pas que ceux-ci ne partageassent ses idées ; on a vu qu’ils avaient appris à pense ? dans ses livres. Mais, ainsi que tous les partis qui aspirent à s’emparer de l’opinion et qui se sentent surveillés, épiés par des adversaires habiles à profiter de la moindre faute, ils se tenaient bien, prenaient des attitudes correctes et volontiers faisaient étalage d’une morale austère, de mœurs incorruptibles. Du Bois-Reymond a mis le doigt sur le mal avec une habileté de praticien consommé. « On sait, dit-il, quelle importance exagérée le siècle dernier et la philosophie française surtout accordaient à la morale. Chez les peuples les plus divers la corruption des mœurs a presque toujours été en proportion directe du nombre des discours sur la vertu. C’est dans la France de Louis XV qu’éclatent les hymnes des encyclopédistes à la morale, vides et monotones comme le coassement des grenouilles dans une mare fangeuse. Les prix Monthyon sont un signe du même temps que les Liaisons dangereuses[1]. »

Ce qui avait nui si fort à La Mettrie chez ses compatriotes devait le servir à Berlin. Ce n’est donc pas sans raison qu’il jouit en Prusse de la faveur de Frédéric le Grand. « Le titre de philosophe et de malheureux, a dit le royal écrivain de cet honnête homme et de ce savant médecin, comme il l’appelle, le titre de philosophe et de malheureux fut suffisant pour procurer à La Mettrie un asile en Prusse avec une pension du roi. Il se rendit à Berlin au mois de février de l’année 1748 ; il y fut reçu membre de l’Académie des sciences. » Le roi était plus capable d’apprécier la personne que les écrits de La Mettrie ; il a rendu justice à son esprit et à son cœur. Après avoir

  1. Rede, 27-28.