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j. soury. — histoire du matérialisme

toujours religieux même lorsqu’il se monte au blasphème. Rosenkranz, qui a si bien étudié la vie et l’œuvre de Diderot, a noté que, même dans le Rêve de d’Alembert, règne une philosophie dynamique aussi contraire que possible au matérialisme. Les molécules sensibles et vivantes, dont l’ « apposition successive » constitue l’homme ou l’animal, possèdent un moi avant cette réunion : comment de tous ces moi, un moi, une conscience résulte-t-elle ? La difficulté n’est pas à proprement parler psychologique, car ce que nous savons du son, démontre qu’une perception unique pour la conscience est en réalité constituée par la somme d’innombrables sensations élémentaires. La contiguïté des atomes n’expliquerait pas ce phénomène ; il faut admettre la continuité, du moins chez certains êtres organisés. « La différence de la grappe d’abeilles continues et de la grappe d’abeilles contiguës, dit Bordeu dans le Rêve de d’Alembert, est précisément celle des animaux ordinaires, tels que nous, les poissons, et des vers, des serpents et des animaux polypeux. »

Cette question est traitée avec bien plus de suite et de profondeur dans un écrit de Maupertuis que Diderot crut devoir réfuter dans ses Pensées sur l’interprétation de la nature (1754). Je veux parler d’une très-curieuse dissertation que Maupertuis présenta au public, en 1751, comme une thèse latine soutenue par un prétendu docteur allemand, Baumann, et qui a été réimprimée dans ses œuvres sous le titre de Systeme de la Nature. Dans ce Système de la Nature, Maupertuis soutient que chacune des plus petites particules matérielles ou molécules, chaque élément ou atome, est doué de quelque propriété semblable à ce que nous appelons désir, aversion, mémoire[1]; il admet dans la matière, inorganique « quelque degré d’intelligence. » Il énumère trois théories touchant la formation des corps organisés : 1° les éléments bruts et sans intelligence, par le seul hasard de leurs rencontres, auraient formé l’univers ; 2° l’Être suprême, ou des êtres à lui subordonnés, distincts de la matière, auraient employé les éléments comme l’architecte emploie les pierres dans la construction des édifices ; 3º les éléments eux-mêmes, doués d’intelligence, s’arrangent et s’unissent pour remplir les vues du Créateur[2]. C’est la troisième hypothèse pour laquelle tient Maupertuis.

Cette vue est aussi celle. de J.-B. Robinet, dont le livre intitulé : De la nature, parut à Amsterdam en 1761 et dans les années suivantes. De l’ouvrage en lui-même, qui est assurément très-hardi pour l’époque, mais que défigurent trop d’hypothèses et de fantaisies

  1. Cf. pourtant la LXIe proposition du Système.
  2. Ibid., p. 168.