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et qu’attribuer la responsabilité de tout ce qui arrive à la volonté une et universelle, en sa qualité d’unique sujet responsable, est un abus transcendant de concepts ayant seulement de la valeur et un sens intelligible dans la sphère de l’individuation, c’est-à-dire des phénomènes objectifs.

Enfin il faut remarquer que Frauenstaedt, tout en soutenant sans restriction l’opinion que la pitié est l’unique fondement de la morale (41e lettre), ne nous a pas donné une appréciation historique impartiale sur le& travaux de Schopenhauer dans le domaine de l’éthique, et montre trop qu’il n’ose pas porter sa vue au-delà de l’horizon tracé par son maître. En ressuscitant la morale du sentiment de la philosophie écossaise, Schopenhauer a créé en Allemagne un contre-poids solide et utile au rationalisme de l’éthique kantienne, ennemie du sentiment : voilà son principal mérite dans cette question. Herbart avait déjà tenté un essai de ce genre dans sa Morale du goût. Mais de même qu’une réaction légitime dépasse souvent son but, de même Schopenhauer ne se contenta pas de défendre les droits de la morale du sentiment contre le rigorisme exclusif de la morale kantienne de la raison pure, mais il voulut de son côté présenter la morale du sentiment comme la seule légitime et la morale de la raison pure comme une aberration. En réalité, voici l’état de la situation. L’unité résultant de la morale de la raison pure, de celle du sentiment et de celle du goût, comprend toute l’étendue des principes moraux subjectifs. Mais parmi ces trois morales celle de la raison pure est la plus élevée et la plus solide, celle du sentiment est la plus puissante et la plus profonde, et celle du goût la plus délicate et la plus raffinée. Schopenhauer a fait entrer comme complément indispensable dans sa morale du sentiment les principes résultant de la morale de la raison pure, sans avouer l’existence indépendante et l’hétérogénéité de leurs sources, ainsi que l’impossibilité de les faire dériver toutes deux du sentiment. Frauenstaedt s’efforce en vain de le défendre contre le juste reproche d’inconséquence que lui adresse Lange. Schopenhauer commet encore une seconde faute en limitant le vaste domaine de la morale du sentiment à la seule pitié, dont il n’est pas nécessaire de méconnaître l’importance relative, quand même on lui assignerait une place subordonnée dans la morale du sentiment. Frauenstaedt n’a pas osé s’élever jusqu’à une critique objective de son maître ; d’un autre côté, il ne semble pas avoir suffisamment fait ressortir que l’impérissable et le plus grand mérite de cette morale, est d’avoir posé avec plus de force qu’aucune doctrine précédente la métaphysique comme base de la morale, et d’avoir proclamé l’unité substantielle de tous les individus comme le seul et