sociations et de transformations insensibles, devenir complètement désintéressé[1]. »
Dans sa critique de la morale utilitaire, M. Carrau a présenté avec beaucoup de soin les raisons qui ont fait depuis longtemps condamner le principe du plus grand bonheur ; mais il s’est attaché surtout à la réfutation des formes les plus nouvelles de l’utilitarisme. Il suppose, pour un moment, que le bonheur est en effet le but suprême de l’activité humaine ; il se place au point de vue de ses adversaires, il emploie leur méthode, et il démontre leur impuissance à expliquer les faits de conscience. Il établit par cela même la nécessité de substituer à la méthode expérimentale une méthode rationnelle, à leur principe tout empirique un principe à priori.
L’expérience toute seule est incapable même de nous apprendre quels plaisirs nous devons rechercher de préférence. À les considérer en eux-mêmes, il n’y a en effet aucune raison pour choisir les uns plutôt que les autres, et Stuart Mill n’a pu établir une hiérarchie des plaisirs qu’en renonçant à l’expérience. « J’accorde à Stuart Mill, dit M. Carrau, qu’il y a des plaisirs qui sont en eux-mêmes et spécifiquement supérieurs à d’autres, et doivent être recherchés de préférence ; mais pourquoi ? C’est que ces plaisirs résultent de la satisfaction des tendances supérieures de notre nature. Et comment savons-nous que certaines tendances sont supérieures à d’autres ? C’est par un sentiment intime qui nous avertit qu’indépendamment de toute conséquence, l’homme devient meilleur, plus parfait, en développant certains désirs ou certaines facultés. Ce sentiment implique un jugement nécessaire à priori, lequel à son tour enferme l’idée du parfait. Une telle idée ne peut être donnée par l’expérience[2]. »
L’idée du bonheur, elle aussi, reste confuse et variable, si l’on ne substitue à l’expérience un élément intuitif et rationnel que celle-ci ne donne pas. « Ce n’est qu’à la lumière de cette idée souveraine de perfection qu’il est permis d’établir une hiérarchie entre ces biens divers à la possession desquels le vulgaire attache vaguement le bonheur : richesses, pouvoir, affections, science, vertu, etc.[3] » Et peu importe que l’on cherche à expliquer par l’hérédité, l’évolution et l’éducation, comme l’ont tenté Stuart Mill et M. H. Spencer, la formation de ces règles pratiques de morale, si profondément gravées dans nos esprits qu’aujourd’hui elles nous semblent innées ! L’idée purement expérimentale du plus grand bonheur est trop confuse, trop vague, pour avoir jamais pu enfanter des règles si précises et si nettes. M. Carrau ne s’en tient pas à cette remarque si frappante cependant. Il prend à partie ces prétendus facteurs de l’illusion morale, l’hérédité, l’évolution, l’éducation, et il fait ressortir la vanité de l’hypothèse qui leur attribue je ne sais quelle secrète efficacité. Dans des développements, où nous ne pou-