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En réalité, la matière pure de Schopenhauer n’est rien moins qu’une illusion nécessaire de la nature de notre entendement, mais simplement une lourde hypostase de l’incapacité de nos sens sous le rapport de l’abstraction, un grossier préjugé des sens que la critiqué rationnelle réduit à néant. Elle est précisément ce concept imaginaire que j’ai examiné en critique sous la désignation de Stoff (matière[1]), et qui doit rester, à ce qu’on prétend, après que nous avons abstrait de la matière concrète déterminée tout ce qui est force, c’est-à-dire manifestation de la volonté. Pour Schopenhauer aussi la matière pure est une supposition qui n’explique rien, les forces seules pouvant nous fournir une explication, c’est-à-dire déjà pour lui elle est une hypothèse superflue dont l’existence ne peut être prouvée. À ses yeux aussi la seule et vraie substance de la matière concrète, c’est la force et non la matière dénuée de force ou pure ; seulement il ne savait tirer aucun parti de cette opinion juste en principe, parce que les forces lui apparaissaient comme un fluide vague, disséminé dans l’espace, et qu’il refusait obstinément d’admettre que les facteurs dynamiques peuvent être appliqués mécaniquement, dans le cas seulement où ils concourent en un certain point, c’est-à-dire s’ils se rapportent à des points imaginaires de l’espace ou à des centres de forces.

Toute la polémique de Schopenhauer contre l’atomisme est dirigée exclusivement contre la matérialité ou la substantialité des atomes, mais il n’a jamais soutenu que la matière concrète ne puisse pas avoir été formée par des forces immatérielles, individualisées (monades de la force ou atomes dynamiques). Du moment où son concept de la matière pure, cachée à côté et derrière les forces, est un concept absurde, insoutenable sous tous les rapports, il n’y a plus de place pour l’hypothèse sur laquelle seule reposait sa polémiqué contre l’atomisme. Si Frauenstaedt avait vu clairement et reconnu franchement la nécessité de supprimer le concept de la matière pure avec l’idéalisme subjectif, il n’aurait pas reproduit cette polémique surannée, puisque les sciences mathématiques ont depuis longtemps refusé absolument toute étendue aux atomes, ne s’occupent nullement de la prétendue matière des atomes et restent tout à fait étrangères aux discussions philosophiques sur la matérialité ou l’immatérialité des atomes.

Le matérialisme de Schopenhauer est, à tous les points de vue,

  1. Le matérialisme distingue dans la matière : la force et le Stoff ; c’est pourquoi j’ai choisi de préférence cette expression Stoff pour désigner la partie opposée à la force dans la matière, tandis que Schopenhauer désigne précisément par Stoff la matière concrète, y comprenant les forces.