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j. soury. — histoire du matérialisme

Aux sophistes qui, réduisant toute science aux impressions individuelles, déclaraient ne rien connaître en dehors du relatif et du particulier, Socrate avait opposé la notion du général déjà conçue dans un sens transcendant. Persuadé que les objets n’avaient point reçu arbitrairement leurs noms, il avait imaginé que les mots devaient répondre à la nature intime des choses. Or, Platon, tout pénétré d’abord de la philosophie d’Héraclite, de la doctrine de l’écoulement et de l’instabilité des phénomènes, associa cette doctrine avec l’idée du général, telle qu’elle se dégage des définitions socratiques. Le général présentant seul quelque chose de persistant et de stable, fut doué d’une existence réelle ; au contraire le particulier, les phénomènes, emportés dans un perpétuel devenir, n’eurent plus à proprement parler d’existence. La séparation absolue du général et du particulier eut pour premier résultat de faire attribuer à celui-là une vie propre en dehors et au dessus de celui-ci. Ainsi, ce n’est pas seulement dans les belles choses que réside le beau, ni le bien chez les hommes bons : le beau et le bien existent en soi, inaccessibles et éternels, au-dessus des êtres ou des choses qui passent en les reflétant un moment.

Ce n’est pas le lieu de parler de la doctrine platonicienne des idées. Il est trop évident que nous avons besoin du général et de l’abstraction pour construire la science et toute science. Pour être connu, tout fait particulier doit être élevé au-dessus du sens individuel. La science est supérieure à l’opinion. Toutefois, comme le remarque Lange, Socrate, Platon et Aristote ont été dupes des mots ; ils ont cru que l’existence d’un mot impliquait l’existence d’une chose, partant qu’un vocable général et abstrait, — beauté, vérité, etc. — correspondait nécessairement à quelque haute réalité. On est ainsi conduit dans le domaine des mythes et des symboles. L’individu se perd dans l’espèce et l’espèce dans un prototype imaginaire. On peut bien concevoir un type idéal du lion ou de la rose, mais l’idée platonicienne de ces êtres est toute autre chose : elle n’est pas visible, car tout ce qui est visible appartient au monde instable des phénomènes ; elle n’a point de forme dans l’espace, car elle ne saurait être étendue ; on ne peut même l’appeler parfaite, pure, éternelle, car tous ces mots impliquent quelque notion sensible : on n’en peut donc rien dire, non plus que du néant.

Cette idée est pourtant perçue par la raison, comme les objets sensibles le sont par les sens. Entre ceux-ci et celle-là l’abîme est insondable. Tandis que la raison conçoit ce qu’il y a de général et

    moyenne Académie, avec son bon sens sceptique, se rattachait à la même tradition.