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a. herzen. — identité de la conscience du moi

pression qui nous absorbait ; elle est passée ; il suffit d’ailleurs que ce souvenir la rappelle vivement pour qu’elle envahisse de nouveau toute la conscience et pour que nous perdions de nouveau notre subjectivité, en nous transformant par rapport à la conscience en quelque chose d’impersonnel.

Cela arrive toutes les fois que nous réfléchissons profondément à quelque chose, ou que l’imagination du poète ou de l’artiste est en train de créer ; la personnalité disparaît alors ; la conscience n’est plus nôtre, elle est prise tout entière par l’objet de la pensée ; le penseur devient la pensée, et il n’y a plus de moi. Cela arrive même lorsque nous avons à vaincre des difficultés matérielles qui s’opposent à la manifestation de notre pensée : quand il faut l’écrire, par exemple, ou tailler le crayon pour pouvoir l’écrire ; alors la conscience de nous-mêmes n’accompagne pas toujours les pensées qui se suivent, ou bien elle est incomplète, partielle. Selon par exemple que nous nous imaginons être occupés d’une recherche scientifique ou bien de notre toilette, le contenu de la conscience sera un autre : il sera formé tantôt par l’image de tout notre corps assis et courbé sur un livre, tantôt par le pied qui s’efforce de pénétrer dans une chaussure nouvelle et par les mains qui tirent sur la chaussure. Cela n’aura lieu que si notre attention est attirée sur l’acte que nous sommes en train d’accomplir, c’est-à-dire, pourvu que cet acte ne s’accomplisse pas instinctivement ou machinalement[1], tandis que nous pensons à autre chose ; en revanche, le fractionnement du moi est d’autant plus complet que l’attention est plus fortement concentrée sur l’un de ses fragments : tout à coup nous nous souvenons que nous sommes nous ; une image totale vient remplacer l’image partielle, et nous rappeler à l’individualité ; mais l’image totale n’est qu’une sensation réflexe des images partielles qui ont tour à tour rempli toute la conscience, et pendant la domination desquelles il n’y avait pas à proprement parler de conscience du moi, mais seulement une conscience de l’objet des pensées, qui se trouvait être une partie du moi.

Les seules pensées pendant lesquelles nous gardons un vif sentiment de nous-mêmes, sont celles dont l’image de nous-mêmes est une partie intégrante et nécessaire ; ainsi lorsque nous réfléchissons aux résultats d’une expérience, la conscience de nous-mêmes n’y est pas ; mais il en est autrement si nous pensons à la manière de faire l’expérience : la pensée est alors nécessairement accompagnée par la représentation des mouvements à exécuter, c’est-à-dire par

  1. V. A. Herzen, Physiologie de la volonté, Paris, 1874, p. 50 à 58.