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a sur cet acte les mêmes sentiments qu’autrui. Il le loue ou le blâme, et fait porter sur son auteur sa bienveillance ou sa malveillance, d’après le même critérium, par le jeu combiné de ses sentiments égoïstes, sympathiques, bienveillants et malveillants. L’association qui relie son jugement et ses dispositions à cet acte, quand un autre est l’agent, se noue dans son esprit, en sorte que lorsqu’il est simple spectateur du même acte, l’effet de ses sentiments sympathiques à l’égard des patients ramène le même jugement et les mêmes dispositions à l’égard de l’agent. Bien plus, lorsqu’il devient lui-même agent du même acte, en vue de satisfaire ses désirs propres, le contentement qu’il en retire ne va pas sans éveiller en lui les dispositions et le jugement communs à tous, qui s’attachent à cet acte. L’homme est si souvent patient et agent d’un même acte qu’il le juge aussi aisément comme patient que comme agent. Au moment où il agit, il n’est pas seulement agent, il est spectateur de son acte, et en cette qualité, il le juge comme s’il était spectateur de l’acte d’autrui ; il le juge malgré lui, souvent même en dépit du plus vif désir de le juger autrement. Un acte éveille toujours chez l’agent l’idée du jugement que les autres pourraient porter, de celui qu’il porterait si l’agent était autrui ; il le porte lui-même par avance, conformément à l’habitude qu’il a contractée tandis qu’il était dans le rôle de patient.

Il en résulte qu’indépendamment même des conséquences actuelles de la faveur ou de la défaveur des autres, nous avons le sentiment de les avoir encourues, et ce sentiment est de lui-même agréable ou pénible. Une association nouvelle se noue entre nos actes et le jugement interne ; elle devient tellement étroite et indissoluble que l’acte éveille toujours le sentiment d’appréhension ou d’espérance de ce jugement. Ce jugement, avec les plaisirs ou les peines subjectives qui l’accompagnent, devient alors le motif déterminant de nos actes, à la place de la considération des conséquences externes. Il n’est que le signe des conséquences externes de l’acte, mais l’esprit s’y attache, le contemple seul, néglige la chose signifiée, ainsi qu’il arrive souvent dans la genèse des phénomènes de la vie mentale ; il ne paraît plus avoir égard aux considérations antérieures et ne semble se diriger que d’après un mobile intérieur.

Une fois bien dressé à agir d’après ce jugement interne, l’homme a contracté l’habitude éthique : il est vraiment autonome ; ses actes sont foncièrement moraux en eux-mêmes, aus Pfticht, dans la langue de Kant. Ils sont, les mêmes peut-être que lorsqu’ils sont hétéronomes, c’est-à-dire dictés par la considération des conséquences externes, d’un plaisir ou d’une peine venus du dehors,