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analyses. — compayré. Uchronie de Renouvier

sur les contradictions involontaires qu’on pourrait relever. Il y aurait mauvaise grâce aussi à insister sur d’autres défauts que l’auteur est le premier à reconnaître, sur la pénurie des inventions, sur la lourdeur de certains développements, sur la longueur de certains appendices. Ceux que l’auteur a placés à la suite de son récit fictif ont cependant cet avantage que résumant avec force les fautes, les crimes des hommes depuis l’ère chrétienne, ils font valoir encore mieux, par le contraste, la simplicité et la régularité relative des événements imaginés dans l’Uchronie.

Malgré ses défauts, le livre que nous venons d’analyser, nous paraît appelé à quelque succès. L’intention sans doute y est meilleure que l’exécution, mais l’étonnement que cause cette œuvre étrange suffirait à appeler l’attention et à la ramener sur les autres écrits de M. Renouvier, particulièrement sur son Introduction à la philosophie analytique de l’histoire.

Ce qui nous plaît surtout dans l’Uchronie, c’est la prudence avec laquelle l’auteur se garde le plus souvent d’une exagération, pourtant assez naturelle, et dont ne se défendent pas toujours les partisans de la liberté, ceux que M. Cournot appelle quelque part les molinistes de l’histoire. Ce danger serait de remplacer l’absolu de la nécessité par un autre absolu, celui d’une liberté que rien ne gênerait dans son exercice souverain. L’histoire alors serait quelque chose d’instable et de précaire ; elle dépendrait du caprice des hommes ; elle serait comme une suite de coups d’État prononcés par une volonté indéterminée que rien ne limiterait. Il ne faut pas, pour avoir voulu arracher l’histoire à la loi aveugle du destin, la précipiter dans les hasards d’une liberté sans règle. Ainsi, à côté de la liberté et des faits qui relèvent d’elle, il est essentiel de mettre en lumière les faits déterminés, inévitables, et de faire le départ exact, s’il est possible, de l’accidentel et du nécessaire. Il y a, dans la succession des événements, des causes générales et constantes qui agissent à travers la mobilité des actions individuelles, et qui ont inspiré à la sagesse des nations le vieil axiome : « L’homme s’agite et Dieu le mène. » Outre l’influence fatale des tempéraments, des passions instinctives, de l’hérédité, du climat, et de bien d’autres causes encore, il y a à considérer que les mêmes motifs, se présentant toujours aux mêmes consciences libres, les déterminent dans le même sens. M. Renouvier a la sagesse de reconnaître que la liberté humaine ne peut troubler d’une façon générale la destinée de l’humanité, ni mettre obstacle à la finalité universelle. Tout au plus pense-t-il, si nous le comprenons bien, que l’homme aurait pu aller plus vite en besogne. Mais ce qui est digne surtout de remarque, c’est que les fictions de l’Uchronie aboutissent à peu près au résultat où nous a conduits l’histoire. N’est-ce pas avouer qu’il y a dans les destinées de l’humanité des parties nécessaires voulues par la raison universelle, placées enfin dans une région inaccessible aux atteintes de notre libre arbitre ?