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ANALYSES ET COMPTES-RENDUS



Uchronie. 1 vol. in 8º XVI-412 pages. Bureau de la Critique philosophique. Paris, 1876[1].

On se rappelle le mot de Pascal : « Si le nez de Cléopâtre eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé. » Cléopâtre supposée moins belle, Antoine n’était plus amoureux : Antoine ne se brouillait pas avec Octave, et la déviation imposée à la marche des événements par le seul fait de l’enlaidissement d’une femme changeait les destinées de Rome. Les philosophes de l’histoire ont souvent repris sous une forme grave la boutade paradoxale de Pascal. Un penseur remarquable de notre temps, un de ceux qui ont étudié les lois du développement de l’humanité avec le plus de force et d’exactitude d’esprit, M. Cournot, écrivait dans la préface d’un livre récent : « Impossible de s’adonner au genre de critique dont nous parlons (la philosophie de l’histoire) sans être à chaque instant conduit à se demander comment les choses auraient vraisemblablement tourné, sans l’accident ou l’incident qui a imprimé un autre cours aux événements[2]. »

Supposez maintenant qu’un auteur pousse jusqu’au bout cette hypothèse, et qu’il emploie son imagination à déduire la série de conséquences qu’eût entraînées à sa suite, par exemple à l’époque de Marc Aurèle, un changement initial apporté à la réalité des choses ; supposez surtout qu’au lieu de prendre comme principe de cet écart hypothétique dans l’histoire un caprice de la nature, je veux dire un fait physique, tel que la physionomie de Cléopâtre, dû aux accidents du hasard ou à des lois fatales, cet écrivain, passionnément hostile au fatalisme historique et partisan décidé du libre arbitre, choisisse comme point de départ un fait moral, un acte de liberté, telle qu’aurait été, dans l’exemple de Pascal, la résolution prise et accomplie par Antoine de résister aux séductions de la plus belle des créatures ; — supposez enfin que ce romancier d’un nouveau genre, proposant ses fictions comme un amendement à l’histoire vraie, ait cherché non-seulement ce qu’aurait

  1. Le livre ne porte pas de nom d’auteur : mais ce n’est un mystère pour personne qu’il est l’œuvre de M. Renouvier, qui a signé, à la, fin du volume, la post-face de l’éditeur.
  2. M. Cournot. Considérations sur la marche des idées, etc. Paris, 1872. Préface, p. v.