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ni de le sentir sans organes ; mais ni la physiologie, ni l’acoustique, ne peuvent donner la théorie de la création artistique, de l’art.

La mémoire héréditaire, la civilisation traditionnelle, la résultante de la cohabitation humaine et du développement historique — ont produit un milieu moral, qui a ses éléments, ses qualifications, ses lois très-réelles, quoique peu accessibles aux expériences physiologiques.

Ainsi par exemple, le moi ne représente pour la physiologie que la forme flottante des activités d’un organisme rapportées à un centre, un point d’intersection fluctuant, qui se pose par l’habitude et se conserve par la mémoire. En sociologie le moi représente toute autre chose ; il en est le premier élément, la cellule du tissu social, la condition sine qua non.

La conscience n’est pas du tout une nécessité pour le moi physiologique ; il y a existence organique sans conscience, ou avec une conscience vague, réduite au sentiment de la douleur, de la faim et de la contraction musculaire. Aussi la vie, pour la physiologie, ne s’arrête-t-elle pas avec la conscience, mais continue dans les divers systèmes ; l’organisme ne s’éteint pas à la fois comme lampe, mais partiellement et consécutivement, comme les bougies d’un candélabre.

Le moi social au contraire suppose la conscience, et le moi conscient ne peut se mouvoir, ni agir, sans se poser comme libre, c’est-à-dire comme ayant dans de certaines limites la faculté de faire ou de ne pas faire. Sans cette croyance, l’individualité se dissout et se perd.

Dès que l’homme sort par la vie historique du sommeil animal, il s’efforce d’entrer de plus en plus dans la possession de soi-même. L’idée sociale, l’idée morale n’existent qu’à condition de l’autonomie individuelle. Aussi tout le jeu historique n’est-il qu’une émancipation constante d’un esclavage après l’autre, d’une autorité après l’autre, jusqu’à la plus grande conformité de la raison et de l’activité, — conformité dans laquelle l’homme se sent libre.

L’individu une fois entré, comme une note dans le concert social, on ne lui demande pas l’origine de sa conscience, mais on accepte son individualité consciente comme libre ; et lui, le premier, fait de même.

Chaque son est produit par les vibrations de l’air et les réflexes de l’ouïe, mais il acquiert pour nous une autre valeur (ou existence, si tu veux) dans l’ensemble de la phrase musicale. La corde se rompt, le son disparaît ; — mais tant qu’elle n’est pas rompue, il n’appartient pas exclusivement au monde des vibrations, mais aussi à celui de l’harmonie, au sein duquel il est une réalité esthétique fonctionnant dans la symphonie qui se laisse vibrer, le domine, l’absorbe et passe outre.

L’individualité sociale est un son conscient, qui résonne non-seulement pour les autres, mais aussi pour soi-même. Produit d’une nécessité physiologique et d’une nécessité historique, l’individu tend à s’affirmer pendant son existence entre les deux néants : le néant avant la naissance et le néant après la mort. Tout en se développant d’après les lois de la plus fatale nécessité, il se pose constamment comme libre ; c’est