Ici nous prendrons parti pour M. Schasler. Nous pensons que sa méthode l’a bien servi ; elle l’a préservé d’une illusion dont ne savent pas se défendre beaucoup de ses compatriotes en cela peu désintéressés. Le but, assez clair, est de faire, comme ils disent, de l’esthétique « une science allemande. » Aussi, plus tard, quand il s’agira de l’esthétique anglaise, française, italienne ou hollandaise, M. Schasler lui-même n’y résistera pas, il en fera lui-même une simple préparation à l’esthétique allemande. Pour nous cette prétention, surtout à l’égard de l’antiquité, nous paraît exorbitante. De toutes les raisons que nous aurions à lui opposer, nous n’en dirons qu’une seule qui nous paraît péremptoire.
Le raisonnement est bien simple. Puisque cette histoire ne commence en réalité qu’au xviiie siècle, on peut sans grand inconvénient supprimer par la pensée tout ce qui précède. Or qu’arrivera-t-il ?
C’est que toute cette histoire, au moment où elle naît et dans tout ce qui doit suivre, sera complètement inintelligible. En effet, retranchez Platon, Aristote, Plotin de cette histoire, faites-la commencer avec le disciple de Wolf, toute cette science et tous ses monuments deviennent une énigme indéchiffrable. On parle fort à son aise de Platon et d’Aristote, ou de Plotin et des Alexandrins comme n’étant pas de vrais esthéticiens. Quelque idée qu’on ait de cette partie de leurs écrits, il n’est pas moins vrai qu’ils ont déjà posé les principes, agité et résolu les plus hauts problèmes de cette science. Tous ceux qui viendront plus tard après eux se serviront de leurs solutions, les reproduiront ou les contrediront ; plus ou moins ils s’approprieront la substance de leurs doctrines. Est-il une seule page même de l’esthétique allemande qui ne porte la trace de ces conceptions ? Sans elles ses plus éminentes productions seraient lettre close. L’idéalisme n’est-il pas originaire de Platon ? Schelling, Solger, Hegel lui-même ne sont-ils pas en cela platoniciens ? Dans Hegel, la définition du beau est l’idée ; l’idée du moins en est la base. Schelling, dans Bruno, est tout platonicien. L’esthétique de Schopenhauer n’est-elle pas aussi, de son aveu, puisée à la source platonicienne ? Il est assez étrange de vouloir dater de soi quand on a besoin, à ce point, des autres. Qu’est-ce qu’une histoire qui débute à un moment où elle a derrière elle tout un passé qui l’explique ? Une science qui pour se connaître elle-même est forcée de remonter quinze siècles en arrière, est-elle à son berceau ? Singulier antécédent que celui qui seul la met en état de se comprendre et qui la rend inintelligible par son absence ! Éteignez ce flambeau qui l’éclaire d’un bout à l’autre, elle reste plongée dans une nuit profonde.