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savoir où regarder, sous peine de se perdre dans une vague et stérile contemplation. On observe presque toujours en vue de théories préconçues qu’on veut confirmer ou détruire. Pour les esprits cultivés, la connaissance des faits ne devient véritablement intéressante que lorsqu’elle révèle une idée, et manifeste l’harmonie de la nature et de la pensée. Les hypothèses, même lorsqu’elles sont fausses, peuvent être utiles, pourvu qu’elles aient un fond sérieux, parce qu’elles provoquent les recherches. La physique contemporaine est dominée par la théorie de la constance de la force : c’est une hypothèse grandiose qui, par sa nature même, n’est pas absolument vérifiable, mais qui fait supposer, observer, vérifier une multitude de suppositions de détail. Les grandes hypothèses que Descartes prenait à tort pour des théories a priori, ont été détruites en partie ; mais, avant d’être détruites, elles ont provoqué une multitude d’observations et contribué puissamment aux progrès de la science. Considérons une science très-spécialement expérimentale, la géographie. L’observation pure y a sa place. Pour constater les sources d’un fleuve, le plus simple sans doute, lorsqu’on le peut, est de suivre son cours en le remontant. Pour reconnaître une île, le meilleur procédé est d’en faire le tour. Cependant, que l’on ouvre les voyages des explorateurs modernes, ceux de Livingstone, en Afrique, par exemple, celui d’Agassiz au Brésil, et que l’on cherche à faire la part des faits géographiques qui ont été observés directement, sans aucune idée préconçue, et de ceux qui ont été observés pour justifier ou détruire une conjecture, on verra que cette seconde partie est de beaucoup la plus considérable. Les navigateurs de l’Océan Pacifique ont rencontré plus d’une fois des îles qu’ils ne cherchaient pas ; mais Colomb a découvert l’Amérique en s’embarquant sur la foi d’une idée.

Le 13 mars 1781, William Herschell vit une étoile nouvelle pour lui dans la constellation des Gémeaux : c’était une observation pure, une découverte fortuite. D’autres astronomes avaient vu cet astre, et s’étaient arrêtés à cette simple vue. Herschell ne s’en tint pas là. Il observe la nature de la lumière de l’astre, son grossissement au télescope, et conclut que ce n’est pas une étoile fixe. L’astre change de place ; il suppose que c’est une comète. Les observations subséquentes ne justifient pas cette conjecture. Il essaie alors de la supposition d’une planète se mouvant selon une orbite presque circulaire. Cette fois les observations répondent aux calculs, et la planète Uranus est découverte. On voit dans cet exemple, au début l’observation pure qui restait inféconde, puis l’observation dirigée par deux hypothèses successives, la première fausse, la seconde juste.

Non seulement l’hypothèse dirige les observations, mais elle agit