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LE ROMAN RÉALISTE EN ANGLETERRE AVEC JANE AUSTEN

voyait trop rarement et de trop loin ; elle n’avait pas d’elle cette expérience journalière dont son art sentait le besoin. Des jeunes filles, des propriétaires, des pasteurs, des officiers, quelques membres de l’aristocratie, c’est tout. Et c’est assez, si l’on considère que, pour les classiques, quelques spécimens humains représentent et résument l’humanité.

L’observation de Jane Austen est impersonnelle, ce qui est, comme on sait, la condition même de tout art réaliste ; ses personnages n’ont rien d’elle-même ; elle n’apparaît ni pour les juger ni pour les expliquer ; ils se révèlent tout seuls par leurs gestes, leurs paroles. Même lorsqu’il s’agit de nous ouvrir leur pensée, cette étude de vie intérieure prend spontanément la forme d’une rêverie qu’elle leur prête et dont elle reproduit fidèlement le cours naturel. On la croirait même absente de ses livres sans l’ironie tranquille qui la trahit.

Cette observation, réaliste en ce qu’elle est scrupuleuse et impersonnelle, l’est plus encore par les sujets auxquels elle s’attache. On sait que les réalistes professent, en effet, que rien de ce qui est n’est insignifiant. Les formes de vie les plus humbles les attirent de préférence, parce qu’ils les sentent plus représentatives que les autres de la vérité commune, et aussi parce qu’ils sont conscients de l’infinie difficulté que leur matière présente. Reproduire une vie plate, moyenne, où rien n’est saillant ; offrir au public des tableaux sans beauté, n’ayant que leur exactitude pour mérite ; mettre ce public à même de vérifier à loisir votre observation, puisqu’elle porte sur des milieux accessibles et des types familiers, c’est une tâche ardue mais tentante. Jane Austen y a admirablement réussi. Ses personnages secondaires sont les plus durables : une pauvre femme bonne, humble et bavarde : Miss Batis ; un doux vieillard, inconsciemment égoïste et suavement maniaque : Mr. Woodhouse ; une mère de famille vulgaire et bornée, sans moralité et sans jugement, qui ne comprend encore rien aux sarcasmes que son mari lui décoche depuis vingt-cinq ans : Mrs. Bennett, voilà les héros de Jane Austen. Ils n’ont rien d’exceptionnel, sinon la puissance avec laquelle ils sont recréés par l’artiste qui s’en amuse.