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certaines familles on parle de ses personnages comme de gens ayant vécu ; des Américains écrivent que ses héros leur sont aussi familiers que les mots de tous les jours ; les yeux s’éclairent et s’amusent quand quelqu’un cite Mr. Collins ; il semble que ce souvenir seul vous rapproche.

Et en effet, aimer Jane Austen, c’est une marque de culture, une garantie de bon goût qu’on donne aux autres et qu’on se donne à soi. Un étranger qui la lit, malgré l’énorme différence des époques et des milieux, pense de temps en temps à Flaubert ou à Anatole France, quand ce n’est pas à La Rochefoucauld ; il continue, le charme le pénètre, subtil et sûr ; il rit tout seul, et se sait bon gré d’avoir ri. C’est qu’on a vaguement l’impression qu’il faut être intelligent pour se complaire à un art aussi délicat, aussi détaché que celui-là ; on se sent en face d’un plaisir intellectuel pur, où il n’entre aucun élément populaire, et en constatant qu’on en jouit vraiment, sans illusion et sans snobisme, on monte dans sa propre estime : il y a une sorte de vanité à être bien sûr qu’on aime Jane Austen.

Faisons donc connaissance avec elle et entrons dans le presbytère de Steventon – car c’est la fille d’un pasteur – aux environs de 1797. Nous sommes dans le Hampshire, un pays aimable aux horizons limités et harmonieux ; les collines ne sont pas élevées, mais elles ondulent avec souplesse ; les bois ne montent pas haut, parce que le sol est pauvre, mais ils mettent leur fraîcheur un peu partout. Le presbytère est une vieille maison spacieuse, sans élégance et sans confort, avec des poutres apparentes ; elle s’ouvre sur un joli jardin mi-potager et mi-verger et elle est close de haies épaisses, assez épaisses pour qu’un sentier creusé d’ornières puisse se cacher au milieu. L’église est sur la colline, silencieuse comme les morts qu’elle garde dans le petit cimetière voisin, et tout à côté se dresse une vieille ferme – un ancien manoir – que la même famille loue maintenant de génération en génération. Le « patron » de l’église, qui possède aussi presque tout le village, est un cousin des Austen et il ne réside pas là, de sorte que ses parents sont regardés un peu comme les notables de