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LA POLITESSE

l’action ; elle consiste à faire comparaître les idées d’autrui, non pas devant notre seule raison, mais devant les appétits et les désirs qui lui font bruyamment cortège. Or, pour soustraire notre intelligence aux passions et lui apprendre à se retrouver en autrui, il faut lui montrer que les doctrines les plus opposées en apparence ont un principe commun, qu’elles sortent les unes des autres par une évolution lente, que, le plus souvent, en s’emportant contre ce qu’on croit être l’opinion d’autrui, on condamne aussi la sienne, et que l’erreur même est source de vérité. C’est ce que l’enseignement de la philosophie met en pleine lumière. Oui, cette disposition d’esprit assez fréquente chez ceux qui ont approfondi la philosophie, et qu’on affecte parfois de confondre avec le scepticisme, il faudrait l’appeler tolérance, impartialité, courtoisie, politesse. La politesse est donc autre chose qu’un luxe ; ce n’est pas seulement une élégance de la vertu. À la grâce elle joindrait la force, le jour où, se communiquant de proche en proche, elle substituerait partout la discussion à la dispute, amortirait le choc des opinions contraires, et amènerait les citoyens à mieux se connaître et à mieux s’aimer les uns les autres. C’est sur ce conseil, jeunes élèves, que je termine. Dites-vous bien qu’en cultivant votre intelligence, en élargissant votre pensée, en vous exerçant, pour tout dire, à la politesse supérieure de l’esprit, vous travaillez à resserrer ces liens et à fortifier cette union d’où dépendent l’avenir et la grandeur de la Patrie.

H. Bergson,
Professeur de philosophie.