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REVUE PÉDAGOGIQUE

1881, quand j’ai visité pour la première fois la Grande-Kabylie, je suis arrivé en un lieu appelé Ilmaten (la Prairie), qui allait être le chef-lieu du Haut-Sebaou. Cette capitale naissante se composait pour l’instant de quelques baraques en planches : l’une était l’hôtel de l’Administrateur ; l’autre, la justice de paix ; une troisième, la gendarmerie. Les quelques Français qui campaient dans cette installation de marchands forains et qui étaient chargés, dix ans après la grande insurrection, d’administrer, de juger et de faire contribuer une population belliqueuse de quarante-cinq mille montagnards, n’étaient même pas reliés à quelque centre plus important par le moindre fil télégraphique[1]. Un malheur leur serait arrivé qu’Alger eût été plusieurs jours sans en rien savoir. Pourtant tout se passait fort bien, quoique les gens du village voisin, du haut de leur colline, eussent le panorama quotidiennement irritant des bonnes terres de plaine qu’on leur avait confisquées en 1871. L’Administrateur était craint, respecté, aimé des indigènes. Si quelque crime se commettait dans les tribus (jamais contre des Européens), le juge de paix et son greffier enfourchaient leurs mulets et s’en allaient au loin, à plusieurs heures de marche, perdus dans la montagne. Ils arrêtaient le coupable dans son clan, dans le nid d’aigle qui est son village, dans sa maison, parmi ses amis, et le ramenaient sans que personne eût dit un mot.

Il fut même un temps où, en attendant que les baraques fussent construites, le juge de prix siégeait en plein air, sous un arbre, comme un autre saint Louis, et, s’il était un jour obligé de quitter précipitamment la place, c’est parce qu’il s’était assis à l’étourdie sur une fourmilière. La seule lutte sérieuse que l’Administrateur et le juge de paix eussent à soutenir, c’était contre une coutume kabyle très ancienne et très singulière quand un coupable était amené devant le juge, non seulement paraissaient les témoins à décharge, mais d’autres hommes qui, tout en confessant ne rien savoir de l’affaire, prétendaient confirmer par leur serment le serment de ceux-là. Reconnaissez ici la vieille coutume franque des cojuratores : rappelez-vous Frédégonde

  1. À mon retour en France, j’en parlai à M. Cochery, alors ministre des postes et télégraphes, qui prit aussitôt les mesures nécessaires.