Page:Revue pédagogique, second semestre, 1888.djvu/581

Cette page n’a pas encore été corrigée
571
ARSÈNE DARMESTETER

lance fidèle de celui qui en a partagé la longue et laborieuse préparation, et, grâce à cette œuvre capitale, le nom d’Arsène Darmesteter sera mentionné avec admiration et reconnaissance par tous ceux qui s’occuperont après lui de l’histoire externe et intime de notre langue.

J’ai dit qu’il avait fait à cette œuvre des sacrifices ; il s’est en effet interdit pour y travailler bien des recherches qui l’attiraient, et qu’il se promettait toujours de reprendre quand elle serait achevée. Il lui donnait tout le temps que lui laissait son enseignement, auquel il apportait une conscience et un soin incomparables. C’est ainsi qu’il a laissé de côté, pensant y revenir plus tard, ses études sur la curieuse littérature judéo-française du moyen âge, non sans avoir donné dans quelques notices préliminaires une idée des richesses qu’il avait accumulées sur ce sujet dans divers voyages en Angleterre et en Italie, et sans avoir publié un admirable et unique monument, le « regret » funèbre écrit en français, mais en caractères hébreux, à l’occasion du martyre de quelques Juifs brûlés à Troyes au XIXe siècle. Fort versé dans la littérature du moyen âge, il ne l’a cependant abordée qu’une fois, dans sa thèse latine sur Floovent, où, appliquant dans un autre domaine la rigueur de sa méthode et la finesse de son goût, il a marqué une trace profonde dans l’histoire des études sur notre épopée nationale. Il a trouvé encore le temps de donner, en collaboration avec M. Hatzfeld, cet excellent manuel de la langue et de la littérature du XVIe siècle, qui mérite de servir de modèle à tous les travaux du même genre. Mais en général tout ce qu’il écrivait se rapportait au Dictionnaire : c’est pour éclaircir une des données fondamentales de la lexicographie française, la distinction entre les mots traditionnels et les mots empruntés, qu’il a fait sur le système et l’évolution du vocalisme français cette petite dissertation, célèbre dès son apparition, où il a découvert et établi ce qu’on appelle à juste titre la loi de Darmesteter. C’est à l’aide des observations faites au cours de son grand travail qu’il a écrit une magistrale étude sur le lexique de l’ancien français. Enfin c’est presque un simple fragment détaché de l’introduction du Dictionnaire que le charmant et profond volume sur la Vie des mots, où une imagination si aimable est guidée par une logique si précise et éclairée par une si riche érudition. Il a sacrifié à cette œuvre maîtresse ses œuvres accessoires ; hélas ! il lui a peut-être sacrifié plus encore. Sans cesse hanté par l’appel de cette fournaise qui chauffait toujours et réclamait sans relâche de nouveaux matériaux, il y jetait toutes ses heures de loisir, toutes celles où il aurait pu se reposer, se délasser, se renouveler, et celles du jour, dérobées entre deux leçons, et celles de la nuit, arrachées au sommeil, toutes ses pensées, toutes ses forces, toute sa vie, et au moment où la fournaise était enfin comble, où la statue allait sortir du moule ardent et se dresser sur la place publique, il est tombé, vaincu, épuisé, mort, sans l’avoir vue !

Depuis trois ans sa santé donnait aux siens des inquiétudes. Une affection du cœur l’avait obligé de consulter les médecins de prendre,