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REVUE PÉDAGOGIQUE

faitement comprendre l’identité des phénomènes des époques passées et de ceux de l’époque présente, et il trouvait aux seconds l’avantage de pouvoir être observés directement dans leur jeu complexe et changeant. Il ne percevait pas moins nettement l’évolution constante du langage, faite d’imitation et de création, et la solidarité qui rattache indissolublement ce qui a été, ce qui est, et ce qui sera. Profondément versé dans les études phonétiques, c’est cependant l’histoire des idées qu’il cherchait surtout dans l’histoire des mots, et c’est là que trouvait à s’exercer sa logique serrée et pénétrante, affinée par un long commerce avec les plus subtils des scolastiques. Il se plaisait à suivre le lexique français depuis ses origines jusqu’à son état actuel, ramenant à des lois les écarts en apparence les plus capricieux, épiant les infinies variétés de forme et de sens de chaque mot, rattachant les faits épars à des causes générales, jouissant en penseur, en artiste et souvent en poète de la fécondité, de l’invention, parfois de l’humour que déploie à travers les siècles ce qu’on appelle à si juste titre le génie de la langue. Ses deux beaux livres sur les Mots composés et sur la Formation des mots nouveaux en français montrèrent avec quelle étonnante rapidité le débutant avait passé maître. Je n’en dirai pas ici les mérites : je n’ai voulu que mettre en relief ce qu’on peut appeler la physionomie scientifique de notre ami, qui fut un philologue érudit, un phonéticien profond, et peut-être avant tout un psychologue.

Avec ce goût particulier pour la lexicographie historique, on conçoit qu’il accepta sans hésitation la proposition si honorable que lui fit M. Hatzfeld de collaborer à la rédaction d’un Dictionnaire qui devait être, avec celui de M. Littré, le plus digne hommage rendu par la science française du XIXe siècle à la langue française, notre vraie patrie. Depuis lors, depuis seize ans, les deux collaborateurs n’ont pas cessé un jour de travailler à cette grande œuvre, qu’ils avaient cru d’abord pou voir terminer en trois années. Ils y ont apporté, chacun avec la même ardeur, la contribution de leurs recherches, de leur critique de leurs méditations solitaires, de leurs longues et fructueuses discussions. Enfin l’œuvre est terminée ; l’introduction, ouvrage capital à elle seule, est presque écrite ; déjà on passe à l’exécution, de nombreuses feuilles sont imprimées et ont à peu près subi la longue série de corrections que leur impose une conscience toujours inquiète ; dans quelques semaines, le Dictionnaire tant attendu va commencer à paraître… Pauvre ami ! si la mort, par la seule grâce qu’elle lui ait faite, n’avait pas en le frappant enveloppé son âme de son voile, à côté du déchirement qu’il aurait éprouvé en quittant ceux qu’il aimait, ses amis, ce frère si chéri, cette épouse qui lui avait donné pendant onze années un bonheur sans mélange, l’idée de ne pas voir ce livre, auquel il avait donné une si large part de sa vie, auquel il avait fait tant de sacrifices, aurait été celle à laquelle il aurait pu le plus difficilement se résigner ! Heureusement l’ouvre est là, prête à voir le jour sous la surveil-