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ARSÈNE DARMESTETER

destiné au grand public, dont il me donna connaissance, et qui me fit voir tout de suite la force et la clarté de cet esprit encore aux débuts de son activité : il ramenait à une logique secrète et rigoureuse les épanouissements les plus étranges d’une fantaisie qui au premier abord déroute tous les calculs et déconcerte tous les raisonnements. La théologie critique est la meilleure des gymnastiques intellectuelles, la préparation la plus féconde au travail purement scientifique. Par la nature même des problèmes qu’elle agite, par l’effort qu’il faut faire pour y être à la fois libre et respectueux, par le tremblement pieux qui retient la main de l’opérateur au moment d’attaquer les fibres les plus sensibles et les plus sacrées de l’âme humaine, par le contrôle sévère auquel on se sent soumis en touchant à des questions toujours brûlantes, par la portée considérable que prennent les recherches les plus minutieuses et par l’importance que tous attachent aux moindres détails, elle enseigne à l’esprit la hardiesse et la réserve, la précision et en même temps ce juste degré d’indécision où il faut souvent savoir s’arrêter ; elle apprend à donner de l’attention aux plus petits faits et à les rattacher toujours à une vue générale. Darmesteter fut un exemple de plus de l’heureuse influence que ces études peuvent exercer sur une pensée bien organisée pour la science. Par une singulière rencontre, ce fut la théologie même qui le mit, sans qu’il s’en doutât, sur sa vraie voie. Dans le célèbre commentaire que Raschi de Troyes, à la fin du xie et au commencement du XXIIe siècle, écrivit sur la Bible et le Talmud, se trouvent en grand nombre des gloses françaises, altérées de la façon la plus étrange dans les éditions et déjà dans les manuscrits. Darmesteter voulut les comprendre, puis essaya de les restituer, et, s’apercevant qu’il lui fallait pour y réussir une connaissance plus intime de l’ancien français, il vint à la rue Gerson, puis à l’École des hautes études, pour se préparer à cette tâche. Mais insensiblement ce qui n’avait été pour lui qu’un moyen devint un but, le but de toute sa vie. Il s’attacha avec un intérêt toujours plus vif à la philologie française, et abandonna le Talmud. Les gloses de Raschi n’en restèrent pas moins l’objet constant de son étude et de ses recherches : c’était leur publication qu’il regardait comme devant être son meilleur titre scientifique, et il n’attendait que l’achèvement de son dictionnaire pour s’y consacrer tout entier. L’inexécution de ce grand projet est un véritable malheur pour la science. Du monument si longtemps rêvé notre ami ne laisse que les matériaux, et Dieu sait si, lui parti, quelqu’un sera capable de les mettre en œuvre !

C’était par une recherche lexicographique que Darmesteter avait abordé la philologie française : cet ordre d’études fut toujours celui qui l’attira le plus, et il avait à un rare degré tout ce qu’il faut pour y exceller. Tandis que beaucoup de philologues ne s’intéressent qu’aux langues mortes, et ne se sentent pour ainsi dire à leur aise que devant le cadavre, un scalpel et un microscope en main, il avait le goût le sens du vivant. Son esprit philosophique lui faisait par-