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REVUE PÉDAGOGIQUE

Sah’aridj, qui est arrivé à la limite de sa commune. Un peu plus loin nous rencontrons Si-l’Hassen, le président de Tizi-Rached, qui est venu à notre rencontre et qui prend la tête de notre caravane pour diriger la marche : il ne monte pas un vulgaire mulet, mais un beau cheval barbe. Nous traversons deux fois le Sébaou, dont le lit présente plus de pierres que d’eau, et nous nous engageons dans la montagne. Il n’y a qu’un étroit sentier, ici rocailleux, là boueux ; parfois il faut passer à travers champs sous les figuiers dont les feuilles commencent à s’ouvrir : le sentier est impraticable, quoique le président ait eu la prévenance de le faire réparer la veille ; nous rencontrons des Kabyles qui y travaillent encore ; ils nous saluent d’un air ouvert. Partout les arbres sont couverts de fleurs, pêchers, abricotiers, poiriers de France ; la terre est bien cultivée.

Tout près de la route deux cigognes suivent silencieusement un laboureur qui soigne ses cultures ; notre troupe en passant ne les effarouche pas, elles ne songent point à s’envoler. Elles me rappellent l’Alsace et notre cher Strasbourg ; ici comme là-bas elles sont l’objet d’une sorte de culte et portent bonheur au toit qu’elles ont choisi. J’observe celles-ci, qui se sont arrêlées ; plantécs sur une patte, le cou renversé dans les épaules, la tôte levée vers le ciel, l’air méditatif, elles semblent donner raison à la légende kabyle qui m’est contée et qui est touchante. Les tolbas d’une zaouïa[1] négligeaient d’observer le jeûne du Rhamadan : ils furent changés en cigognes. Une fois par an, on ne sait dans quelle mystérieuse contrée, ces oiseaux reprennent leur ancienne forme. L’âme humaine subsiste encore en eux ; voilà pourquoi les cigognes aiment les hommes et veulent vivre près d’eux ; quand elles font claquer leur bec, cette clameur singulière est une prière de pardon qu’elles adressent au ciel.

Un pré vert que nous traversons est émaillé de jolies petites fleurs bleues qui nous sont inconnues. Mme Lenient les remarque. Si-l’Hassen, aussi galant qu’habile cavalier, lance son cheval au galop, et, se penchant jusqu’à terre, cueille une fleur avec sa tige, se redresse sans s’arrêter, retourne son cheval et vient la présenter à M. Lenient : la discrétion des mœurs arabes ne lui permet pas de l’offrir lui-même à une dame.

Nous approchions de Tizi-Rached : à l’entrée du village le son d’instruments de musique frappe nos oreilles ; déjà je croyais qu’on venait saluer notre arrivée. Il n’en est rien, c’est une fête de famille qui célébrait la venue au monde d’un garçon de plus dans la tribu. Les Berbères, comme les Arabes, sont fiers du nombre de leurs fils ; ils se soucient moins du nombre de leurs filles, ils n’y voient pour

  1. Les zaouïa sont des établissements religieux où les docteurs de l’Islam enseignent le Coran et quelques notions de grammaire et de droit. Les tolba (pluriel de taleb) sont les élèves, les étudiants des zaomas ou des medrasa.