Page:Revue pédagogique, second semestre, 1886.djvu/124

Cette page n’a pas encore été corrigée
116
REVUE PÉDAGOGIQUE

large rue ; un joli square ombrage la sous-préfecture. Dans une rue latérale un cirque est installé, très éclairé, très bruyant, mais il ne nous tente pas ; la représentation d’ailleurs tire à sa fin : il est onze heures, et temps de finir une première journée bien remplie.

Le lendemain tout le monde est debout à 6 heures ; nous faisons un tour matinal dans la ville déjà animée : devant l’église se tient un petit marché où les indigènes ont apporté des légumes et des fruits. M. Schcer a rencontré et nous présente le président de Tizi-Rached, Si-l’Hassen : c’est un homme jeune encore, grand, d’une prestance superbe, l’œil vif, le nez aquilin, la figure pleine, agréable ; il fait honneur à la race kabyle. Chevalier de la Légion d’honneur, chef d’un çoff important (le çoff ou-fella, « d’en haut ») il partage avec Si-Moula et Si-Lounis, chefs du çoff rival « d’en bas » (ou-adda) l’influence en Kabylie. Ces çoffs existent de temps immémorial. Syphax et Massinissa — Sifaks et Mas-Inissa, ainsi que l’écrit le savant commandant Rinn[1] — étaient des chefs de çoffs. Les çoffs étaient des partis politiques, créés au début pour protéger les faibles contre les puissants, des sortes de sociétés de secours mutuels pour venir en aide à ceux que frappait un malheur subit, immérité. Si-Moula et Si-Lounis sont deux frères ; le second s’occupe de la gérance des grands biens de la famille, le premier est un savant renommé en Kabylie. L’influence de ces chefs de çoffs est considérable. Il est heureux pour nous qu’ils soient généralement jaloux les uns des autres, car leurs divisions nous permettent de ne pas les craindre.

Averti de notre passage, Si-l’Hassen est venu s’enquérir du jour et de l’heure exacts où nous arriverons dans sa tribu, où par ses soins la diffa[2] nous sera préparée ; il prend le café avec nous. À 7 heures, nous partons en break pour Djemâa-Sah’aridj : la route est belle, cette fois, bien entretenue, le temps splendide. Nous longeons le Sébaou, principal cours d’eau de la Grande-Kabylie, lequel contourne les montagnes de son cours sinueux : son lit rocailleux, dévasté par les pluies d’hiver, a parfois un kilomètre de largeur ;

  1. Le commandant Rinn, ancien chef du service central des affaires indigènes, est aujourd’hui conseiller du gouvernement. Ce m’a été une bonne fortune d’être entré en relations avec lui ; présentés l’un à l’autre par le recteur, nous avons fait d’autant plus vite connaissance que M. Rinn appartient à une famille universitaire très connue : c’est un des hommes les plus compétents dans tout ce qui concerne les personnes et les choses de l’Algérie ; il sait à fond l’arabe et a beaucoup étudié le berbère. Je ne saurais trop le remercier de l’amabilité avec laquelle il m’a indiqué d’utiles renseignements et ouvert les trésors de son érudition.
  2. La diffa est le repas qu’offre aux amis, aux étrangers l’hospitalité plantureuse des indigènes : nous aurons bientôt l’occasion de la décrire tout au long.