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REVUE PÉDAGOGIQUE

qui ne se rappelle avoir été embrassée par elle que deux fois, au front, après une absence. Ayant toute sa vie vécu de contrainte, habituée à veiller sur ses moindres paroles, sur ses gestes, sur ses regards, même à Saint-Cyr où elle s’abandonne, même avec Mme de Glapion et Mlle de Maisonfort qu’elle tient en si grande estime, elle reste froide dans ses épanchements. S’il serait rigoureux de dire que la grâce manque à ses épanchements, ce qui assurément y domine c’est la solidité. En assumant, à l’égard de ses filles, tous les devoirs d’une tutelle dévouée, elle s’en est arrogé les droits absolus ; elle s’est chargée de les marier, et elle fournit ensemble la dot, le trousseau et le mari[1]. Elle travaille à leur bonheur en dehors d’elles ; elle est décidée à le faire sans elles. Mais elle le fait pour elles. Aucune résolution, aucun sacrifice, — même celui de ses idées personnelles, — ne lui coûte pour l’assurer. Ces enfants, qu’elle a tirées de la médiocrité, couraient le danger, comme elle-même peut-être tout d’abord, de trop laisser enfler leurs espérances. Les représentations d’Esther et d’Athalie avaient ouvert la porte aux ambitions hautaines ; elle la referme. Si, dans ce brusque retour en arrière, elle dépasse la mesure, il se mêle à ses timidités et à ses erreurs de jugement une part de prévoyance saine et éclairée. Nul n’a eu un sentiment plus vif du péril qui pouvait résulter de la disproportion entre l’éducation d’une jeune fille et la destinée qui lui était réservée dans une société où la naissance et la fortune décidaient de tout. « Il faut élever vos bourgeoises en bourgeoises, écrit-elle ; ce qui les attend, c’est la vie en province, une vie de ménage, modeste et retirée, toute au devoir, entre un mari à aider dans l’administration de sa petite fortune, des enfants à élever, des serviteurs à diriger. » Tel est l’objet d’un grand nombre de ses propres entretiens. Elle fait envisager cet avenir à ses élèves avec sérénité ; elle leur en découvre tous les aspects sérieux et honnêtes ; elle y intéresse à la fois leur cœur et leur raison ; elle veut qu’on les reconnaisse entre toutes à cette marque de simplicité aimable et forte. Et sans par-

  1. C’est la pensée que Napoléon reprend et exprime militairement dans le décret du champ de bataille d’Austerlitz sur la fondation des maisons de la Légion d’honneur : « Tous les enfants seront élevés et entretenus à nos frais. Les garçons seront placés, et les filles mariées par nous. » (Art. 2.)