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CHARLES BIGOT

simplement contre toutes les réactions coalisées la liberté, contre un réveil inouï de l’esprit théocratique l’héritage de la Révolution française. Nous leur devons, pour une part qu’il serait difficile d’exagérer, d’être restés une grande nation libre et toute laïque, ne relevant que de la raison, n’attendant son salut que de sa sagesse, et ses progrès que de ses propres efforts vers plus de lumière et de justice. Eux-mêmes, il est vrai, n’étaient en cela que les interprètes de l’esprit français ; mais cet esprit s’est incarné en eux à ce moment, a pris par eux pleine conscience de lui-même. Ils ont commencé l’œuvre de son éducation politique.

Parmi les hommes d’action qui s’attachèrent dès lors à l’éducation de la démocratie, Bigot, sans contredit, fut un de ceux qui d’emblée eurent de cette grande œuvre l’idée la plus large et la plus nette. C’est qu’il était peut-être le plus philosophe. Philosophe dans sa vie au point que nous venons de voir, il ne le fut pas moins dans ses écrits. Les pages exquises ou fortes de philosophie morale et politique abondent dans ses ouvrages, où peut-être on les aurait plus remarquées, s’il les avait condensées davantage. Le malheur de ces ouvrages est d’avoir été pour la plupart des écrits de circonstance : loin des circonstances qui les ont fait naître, on ne songe pas à les relire. Que de choses pourtant y sont d’une valeur durable et absolue !

Ainsi, les Classes dirigeantes ont paru dans un temps où la question qu’il y traite était sans doute plus actuelle qu’aujourd’hui, parce que tous les esprits éclairés se demandaient encore alors avec une inquiétude patriotique si l’aveuglement était irrémédiable par lequel les membres de notre société qu’on eût pu croire, et qui se croyaient eux-mêmes, faits pour la diriger dans son évolution, se montraient de plus en plus incapables de la conduire, et, en se faisant une loi de la combattre en toutes ses tendances, se mettaient à plaisir hors d’état d’exercer sur elle une action. Le mal étant aujourd’hui à peu près consommé, comme Bigot, d’ailleurs, l’avait prévu, il a bien fallu en prendre notre parti ; et nous avons cessé peu à peu de nous étonner de ce qui a été si longtemps un objet d’angoisse pour nous, de stupéfaction pour l’étranger. Notre démocratie a fait voir tant de ressort, déployé tant de ressources, montré tant d’aptitude à tirer d’elle-même, presque sans préparation, les guides qu’il lui fallait,